place de l'Opéra - Marseille

Pour qui sont ces sirènes qui sifflent sur nos têtes

Par Valérie Manteau

par Stephan Muntaner

Concernant les catastrophes, les quelques milliers d'années de civilisation humaine dont nous savons l'histoire depuis Homère dégagent semble-t-il quelques constantes : on est très bons à les annoncer, très mauvais à les empêcher de se produire, et extrêmement prolifiques, créatifs et solidaires quand il s'agit d'inventer des moyens de les exorciser.

Un écrivain de la rue des Feuillants, à Noailles, m'a donné à lire il y a quelques mois une nouvelle qu'il avait écrite bien avant les effondrements de la rue d'Aubagne, dans laquelle il anticipait de façon très troublante la catastrophe et la vague d'évacuations que subit le centre-ville de Marseille depuis le 5 novembre 2018 dont il fut lui-même l'une des victimes, délogé pendant plus d'un an, faute d'avoir été entendu à temps. 

Fatalement, l'adjoint à la prévention des risques de la Ville de Marseille (administration Gaudin, à l’époque) n'eut pas vent de cet oracle, lui qui n'a pas non plus été capable de lire le rapport d'expert[1] qui était sur son bureau concernant le 65, rue d'Aubagne avant d'autoriser ses habitants à réintégrer leur taudis. Les 8 morts du 5 novembre hantent la ville, et leur ombre plane sur nos quartiers, de même que l'écrit prophétique de ce voisin de Zineb Redouane, l'un des 4500 (au dernier compte de juillet 2020) délogé.es de Marseille. 

A 5 minutes à pied des immeubles effondrés, la rue Beauvau condense en quelques dizaines de mètres tout le paradoxe étalé au grand jour, décomplexé, comme aveugle à lui-même, de Marseille : reliant l'Opéra à la Canebière, on y marche sur des pavés flambants neufs, cadeau de la métropole en campagne pour la requalification du quartier (« Ici Marseille change », lisait-on partout dans les mois précédent les élections municipales, auxquelles la présidente de la Métropole Martine Vassal se présentait à la succession de Gaudin), détourné par des habitant.es exaspéré.es en « Ici Marseille s'effondre »[2]) dans ce petit bout de rue qui cumule à la fois l'Espace d'Accueil des Personnes Evacuées, et, au croisement de la rue Pythéas, le premier immeuble évacué hors Noailles après le 5 novembre, toujours dans son jus de péril imminent depuis maintenant deux ans.

La catastrophe annoncée du 4 rue Pytheas n'est évidemment pas sans rappeler celle de la rue d'Aubagne. La même malédiction semble frapper les Cassandre de la presse locale, en l'occurrence le site d’infos Marsactu, qui après avoir tristement tiré la sirène d'alarme en mars 2016[3] à propos des immeubles effondrés rue d'Aubagne, continuent à se pendre au cordon d'alerte à propos du 4 rue Pythéas[4], alors que les travaux d'office n'ont toujours pas été décidé – cependant, progrès notable dans la gestion des risques d'effondrement à Marseille, une mise à distance de sécurité entoure l'immeuble, garantissant de façon extrêmement convaincante la sécurité des passants en cas d'effondrement – un effondrement au risque « avéré » d'après les experts, dont la rumeur a brièvement couru lors d'une réunion de quartier à Noailles fin 2018, avant d'être démentie – à moins qu'elle n'ait été simplement repoussée, attendant sans impatience son heure inéluctable ?

On se souvient que l'un des propriétaires occupants de l'immeuble, refusant, même après les 8 morts de la rue d'Aubagne, de croire que quelques fissures dans ses murs pouvaient menacer sa vie, serait bien resté habiter là, dans un déni qui doit bien dire quelque chose de la défaillance de nos réflexes vitaux quand nous sommes confrontés à des pronostics qui ne nous arrangent pas[5].

Notre capacité à nous tromper de tactique dans la lutte contre les catastrophes annoncées est aussi légendaire qu'Oedipe se crevant les yeux pour ne pas voir qu'il avait contre son gré parfaitement accompli l'oracle qu'il pensait avoir habilement esquivé, alors qu'il n'avait fait que regarder ailleurs.

Il faut croire que la prévention des risques, bizarrement, réveille la part la plus pavlovienne de l'être humain. On met en place des systèmes d'alarme et des dispositifs de survie en apparence sophistiqués, pertinents, pensés pour empêcher que la catastrophe annoncée se produise – confondant souvent le passé et l'avenir. 

Les blocs de béton qui barrent l'accès à nos places publiques, au Vieux Port, à l'esplanade du J4, maintenant à la Canebière piétonne, depuis l'attentat de Nice ne sont qu'une énième manifestation de notre consciencieuse application à nous prémunir de la dernière catastrophe en date, au lieu de chercher à prévenir la prochaine – ceux-ci, comme tant de mesures anti-attentats, barricadant l'espace public déjà si rare à Marseille, réduisant notre capacité à l'investir autrement qu'en état de légitime inquiétude, rendant suspecte toute occupation de la rue qui ne serait pas un trajet d'un point à un autre, inopportune toute interaction, toute pause dans le grand mouvement piéton qui ne consiste plus que dans les allers-retours boulot-dodo. 

Tout le monde sait que les sirènes sonnent le premier mercredi du mois à midi net et que ce n'est pas la peine de s'arrêter pour les écouter. En revanche, personne ne sait ce qu'on est censé faire si cette sirène retentissait à un autre moment qu'à midi net un mercredi. J'apprends que les sirènes à Toulouse ont retentit le 21 septembre 2011 à 10h17, pour la commémoration des dix ans de l'explosion de l'usine AZF et de ses 31 morts.

Nos sirènes confondent-elles aussi passé et avenir, peuvent aussi parler du deuil a posteriori, ce qui n'est sans doute pas une mince expérience, pour ceux qui l'entendent se répéter comme une excuse, une lamentation... comme le message de notre conscience de n'être toujours pas capable d'anticiper la catastrophe, mais de notre toujours si forte capacité de nous retrouver, ensemble, autour des morts.

Je dois dire que je suis tellement habituée à ne pas faire attention à la sirène du premier mercredi du mois que je n'avais pas remarqué qu'à Marseille, du moins dans ce quartier, elles ne sonnent plus depuis longtemps. Depuis combien de temps ? Je l'ignore. On me dit qu'un conflit oppose Orange et l'Etat depuis la privatisation de France Télécom, concernant la charge d'entretien des dites sirènes, et qu'en attendant qu'il se règle celles qui sont en panne le restent, et nous dans l'ignorance d'une potentielle pollution de l'air (ce qui semble être le principal risque anticipé par le site du ministère de l'Intérieur), ou attaque aérienne (ce pour quoi elles étaient conçues à l'origine), ou plus probablement d'une catastrophe non anticipée à ce jour mais qui pourtant doit être aussi visible qu'un immeuble en péril sur l'une des rues les plus passantes de Marseille.

Les Marseillais seraient-ils donc aussi aveugles que leur saint patron Homère, mais en prime sourds ?

Face au lieu de l'effondrement, sur la petite place, la statue d'Homère veille toujours. Homère s'y connaît en sirènes, c'est pour ainsi dire lui qui les a inventées (au chant XII de l'Odyssée) – si ce n'est pas l'inverse, puisqu'on n'est pas bien sûr qu'Homère lui-même ait existé. Les sirènes de l'Odyssée n'annonçaient pas seulement le naufrage, elles le provoquaient. D'où la ruse d'Ulysse bouchant les oreilles de ses compagnons à la cire pour qu'ils ne les entendent pas, et gagnent leur survie d'avoir ignoré leur chant fascinant.

Homère aurait aussi pu nous parler de catastrophes annoncées, puisque c'est dans l'Iliade qu'on trouve la première trace de Cassandre, cette prophétesse que personne n'écoute. Les Marseillais « descendants des Phocéens » ne l'ont pourtant pas vu venir, alors qu'Homère était là, depuis 1803, sur cette place qui n'en était même pas une, à peine un carrefour, désormais barré sur la partie montante de la rue d'Aubagne, place martyre où les édiles n'ont pas osé venir poser une plaque commémorative mais sur laquelle, un an après le drame, les habitant.es se sont rassemblé.es. 

Le 5 novembre 2019, les habitants de Noailles réunis autour des associations et collectifs du quartiers sous la bannière « Noailles debout, vive Noailles » ont pris possession de cette place sans nom, sur laquelle trônait Homère muré dans son silence, y ont déclamé un texte[6] écrit pour l'occasion par Serge Valletti, enfant du quartier, avec la collaboration de Laurent Marro, habitant du quartier.

Comme une conjuration, des crieurs (et une crieuse) ont fait résonner contre les murs décrépis des immeubles riverains, alors que les habitant.es interpelé.es passaient la tête aux fenêtres, les échos du 5 novembre, pour clore avec leur saint patron une année de deuil collectif et baptiser, sous la triste mais innocente pluie de novembre, la place d'un nom qui ne passe pas, une date sans année : le 5 novembre de la mort de nos voisins. 

« Ce buste du grand poète grec Homère, lui, ne nous répondra jamais, mais en décidant, aujourd'hui, un an jour pour jour après ce drame, de donner un nom à ce carrefour, nous voulons justement que ces bruits, tous ces bruits, ces sons terrifiants et révoltants restent à jamais dans les mémoires de ceux qui passeront un jour ici ! »

Parmi tous les bruits qui ce soir-là ont été convoqués place du 5 novembre, les portes qui claquent, les rideaux de fer qu'on tire, les chaînes qui cadenassent les immeubles condamnés, les rats qui fuient, les larmes, les cris – nulle sirène. Les pompiers étaient pourtant là le 5 novembre, le camion barrant la rue qui descend à l'Opéra. Et loin d'être un événement isolé, l'effondrement de la rue d'Aubagne aura plus que tout autre servi d'alarme pour toute la ville, confinant certains, évacuant d'autres, redéfinissant en profondeur pour les mois et les années à venir le niveau d'alerte des habitant.es. Rarement un événement en ville aurait autant mérité ces sirènes qui sont pourtant encore une fois restées muettes. 

Face à l'ampleur de nos défaites, la poétesse anglaise Elizabeth Bishop recommande sagement d'en prendre son parti et d'au moins en tirer de beaux, mélancoliques, ironiques écrits : « Dans l'art de perdre, il n'est pas dur de passer maître ». Le 4 novembre prochain, comme tous les premiers mercredis du mois, à l'heure où devraient retentir pour leur test rituel les sirènes d'alerte à la population, Lieux publics aurait dû les faire résonner pour un moment de communion artistique sur la place de l’Opéra, fidèle au rendez-vous mensuel de « Sirènes et midi net ». Malheureusement, l’interdiction de rassemblements dans l’espace public nous privera de ce moment cathartique. Nul doute qu’à quelques rues de là, sur la place du 5 novembre, quelle que soient les interdictions et le silence qu’on nous impose, résonneront les vœux des habitant.es de Noailles : 

« Mêlons donc tous à présent nos cris de vivants, nos tambours et nos plus belles musiques à cet inoubliable vacarme passé, non pas pour le couvrir et l'oublier, mais pour le rejeter le plus loin possible de nous ! »
Puisse Homère, du haut de la rue, nous entendre.

[1]   « Envoyé spécial », France 2, 13 décembre 2018
[2] https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/marseille-citoyens-plaisantins-detournent-objet-publicitaire-metropole-1774393.html?fbclid=IwAR3F4uUpgrAkaPhgmMkXDWfST_mVVgO7WQwy148-ZY-5DwWhYe95h0IMaMI
[3]   https://marsactu.fr/vivre-a-noailles-la-lutte-sans-fin-contre-lhabitat-indigne/
[4]   https://marsactu.fr/rue-pytheas-un-immeuble-en-peril-menace-a-nouveau-de-seffondrer/
[5]   https://marsactu.fr/de-la-rue-pytheas-a-la-rue-de-la-palud-la-psychose-des-batiments-fissures-setend/
[6]   http://m.lamarseillaise.fr/marseille/societe/79225-homere-temoin-muet-de-la-place-du-5-novembre – les extraits en italiques sont tirés de ce texte signé Serge Valletti, publié par La Marseillaise et dans le livre auto-édité « Marseille, place du 5 novembre » avec les dessins de Lenaig Le Touze.