Par Valérie Manteau
Celui d’If est indissolublement lié par la grâce de la littérature à l’îlot de Monte-Cristo, refuge de chèvres sauvages au large de l’île d’Elbe qu’Alexandre Dumas aperçut, sans pouvoir y accoster à cause du mauvais temps, mais dont le nom lui plut tant qu’il se promit de l’utiliser pour un prochain roman. Et si Dumas n’était pas passé par là, qui connaîtrait seulement l’existence de ces deux rochers, celui d’If dont s’évada son héros Edmond Dantès avant de se parer du nom de Monte-Cristo pour recommencer sa vie ? Et si, et si… C’est toute l’histoire de l’îlot d’If.
On n’en avait pas vu en Europe depuis l’Antiquité et on écrivait « Rhinocérot ». Le roi du Portugal Manuel le Magnifique en était propriétaire, il s’appelait Ulysse, c’était un rhinocérot d’Asie (à une corne). Pour se fairea bien voir, sans doute, Manuel avait décidé de l’envoyer par la mer en cadeau au Pape. Il ne va pas falloir être trop terre-à-terre si vous voulez démêler cette histoire, je vous préviens. On jongle entre la légende et la réalité, le destin s’écrivant quelque part entre les deux.
Au creux de la vague dans son Odyssée des temps modernes, à mi-chemin entre le Portugal et le Vatican, Ulysse le rhinocéros fit escale à Marseille, la ville des Phocéens descendants d’Homère. Il stationna sur ce caillou d’à peine 3 hectares face à la ville, où ne vivaient que quelques chèvres, qui durent être passablement dérangée par l'arrivée de ce voisin encombrant bien qu’entravé, et qui attira la curiosité de toute la rade, et au-delà.
Les gabians qui gardent jalousement le site pendant leur période de nidification ont probablement pris la pose sur son dos pour guetter les braconniers et d’éventuels intrus, par exemple les nombreux badauds marseillais qui se pressèrent en barquette sur les abords de l’île pour apercevoir la bête.
Dürer, qui réalisa une célèbre gravure du rhinocéros Ulysse dont la reproduction trône aujourd’hui dans le Château, ne s’embarrassa pas de véracité en dessinant le rhino, qu’il n’avait de toute manière pas vu et portraiturait sur la base de on-dit. Or, si on regarde attentivement l’Ulysse d’après Dürer, on remarque qu’il a certes une seule corne sur le nez (on est donc bien sur du rhinocéros asiatique), mais il a ajouté une autre corne étrange au milieu du dos du rhinocérot. Une corne torsadée, comme on n’en voit pas trop dans la nature, à part sur les narvals[1], ces licornes des mers – et sur les « vraies » licornes (celles des gravures du Moyen Âge, j’entends). Tout ceci s’expliquant parfaitement par la littérature, car chacun savait à l’époque, puisque les gens avaient lu Marco Polo[2], que les licornes et les rhinocéros, c’est idem.
Contrairement à Edmond Dantès, il ne fit jamais son entrée dans le grand monde à Rome et finit noyé dans la Méditerranée – car comme on sait depuis Alexandre Dumas: « la mer est le cimetière du Château d’If », et les rhinocéros ne savent pas nager, quand bien même ils s’appellent Ulysse.
Faute de pouvoir photographier la Bonne Mère sous son plus beau profil (ce qu’aujourd’hui aucun visiteur ne manque de faire, tant le point de vue sur Marseille est spectaculaire), il se fit la réflexion que c’était là un bon spot pour une forteresse, attendu que la ville n’était pas défendue des attaques venant de la mer (ni de la terre d’ailleurs), que l’État était alors en train de se structurer et de consolider ses frontières, et (dit-on[3]), qu’il ne serait pas inutile de montrer un peu les gros bras à cette ville si éloignée du centre politique du royaume, en dirigeant quelques canons vers le port, au cas où.
Sur une gravure de 1574 cependant[4], on voit le Château d’If parfaitement fini, plus parfaitement fini qu’il fut jamais, puisqu’on compte sur l’îlot de la gravure 4 tours formant un château de sable bien complet avec même un drapeau flottant au vent sur la tour fictive. Le créateur est libre en sa création: le généreux graveur a également ajouté à côté de son château d’If imaginaire un joli moulin à vent, qui n’a lui non plus jamais existé. Peut-être aimait-il dessiner les moulins à vent, et c’est une raison bien suffisante, puisqu’ici la fiction fait foi.
Pendant ce temps-là dans la réalité, les militaires se rendirent vite compte que la fonction défensive de la forteresse était à peu près nulle, le rocher étant trop haut, les petites felouques des barbaresques n’avaient qu’à se glisser le long du château pour passer tranquilles. Le Château d’If se rendit alors utile en faisant office de « prison d’exception », et vit défiler des centaines de prisonniers (jusqu’à 200 rien qu’à l’étage inférieur, beaucoup de destins tragiques bien réels, depuis les Protestants promis aux galères jusqu’aux Quarante-Huitards puis aux Communards marseillais attendant le bagne, en passant par des hôtes de luxe, tels le jeune Mirabeau mis au frais par son propre père; hantés par un duo fictif mais omniprésent, les héros du Comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès et l’Abbé Faria, dont on peut supposer que certains prisonniers de la seconde moitié du XIXe avaient lu les tentatives désespérées d’évasion, et devaient se les raconter à l’ombre de leurs cellules bondées).
Le Château n’ayant jamais été conçu ni sérieusement aménagé pour servir de prison (d’où son statut de geôle d’exception - bien qu’en l’occurence, comme bien souvent, l’état d’exception dura bien au-delà du raisonnable), les conditions de détention étaient particulièrement pénibles pour ceux dont on déchiffre, aujourd’hui encore, le nom gravé dans la pierre dans l’espoir de n’être jamais oubliés:
Parmi les prisonniers célèbres dont on peut visiter la cellule, on lit le nom prédestiné de J.-B. Chataud, « commandant du Grand Saint-Antoine qui amena la peste à Marseille en 1720 ». En effet, pour pouvoir arrêter les épidémies à la frontière, c’est précisément au Château d’If que se faisait le contrôle des navires censés se mettre en quarantaine avant d’arriver en ville.
Le Grand Saint-Antoine,grâce à la complicité de l’échevin de Marseille J.-B. Estelle, également armateur du navire, passa outre ces contrôles, et les rats pestiférés présents à bord débarquèrent et décimèrent la moitié de la population de Marseille, ce qui valut à son commandant de donner son nom à une cellule du Château d’If (dans laquelle il passa 2 ans), à son armateur d’être honoré d’avoir une rue à son nom à Noailles, et au navire de baptiser carrément tout un quartier. Je vous ai dit que tout ici manquait de cohérence rationnelle, mais qu’un mensonge parti d’If pouvait avoir de grands effets dans le réel.
Il me semble que cette pièce illustre bien le karma du Château d’If, et de notre époque, alors qu’on s’apprête à renouer tant bien que mal avec le monde d’avant, après l’apparition surréaliste de la pandémie de Covid et plus d’une année de confinements et de restrictions à peine croyables, dont on ne sait pas vraiment encore à quel point elles seront réversibles.
Il ne doit pas être plus grand que celui de n’importe qui débarquant parmi nous début 2021 et découvrant les frontières, les bars et les théâtres fermés, les rassemblements interdits, la population masquée et les rues désertes après 19 heures. Nous sommes-nous vraiment accoutumés, voire acculturés, à tout cela? C’est ce qu’on verra quand on aura le feu vert pour retrouver, peut-être, une vie normale - où sans aucun doute certaines propositions ne résonneront plus tout à fait comme avant.
Il peut paraître contre-intuitif de se précipiter au Château d’If, allégorie du confinement à la marseillaise, à peine sera-t-on libérés de notre astreinte à résidence. C’est pourtant bien dans l’esprit du héros de Dumas: quand, 600 pages après son évasion spectaculaire, Edmond Dantès revient à Marseille toute vengeance consommée, que commence-t-il par faire?
Il se paie le luxe d’une visite guidée de son ancienne cellule du Château d’If. Il loue les services d’un bateau du côté de la capitainerie du port qui va vers les îles du Frioul et débarque comme le font aujourd’hui les visiteurs au pied des escaliers du Château d’If. Le gardien qu’Edmond a connu quand il était prisonnier, le guichetier Antoine, n’y est plus; mais il obtient de son remplaçant de visiter les cachots. Il l’interroge: « Conte-t-on quelques histoires sur ce château, autres que celle de l’emprisonnement de Mirabeau? »
Aujourd’hui, la successeuse du guichetier Antoine, qui s’appelle comme de par hasard Antoinette, soupire un peu de l’omniprésence du Comte de Monte Cristo quand on lui demande quelles sont les histoires que l’on raconte sur le Château. Le succès populaire incomparable d’Alexandre Dumas et ses innombrables adaptations, au théâtre, au cinéma, à la télé, en BD, ses interprètes célèbres, ses lecteurs et lectrices d’autorité (la veuve de Mao Zedong en avait fait paraît-il son livre de chevet, et une lecture obligatoire de la jeunesse maoïste) fait que les visiteurs, principalement des touristes et très majoritairement des étrangers (Chinois, Russes, États-Uniens), viennent tous voir le canal de communication entre les cellules d’Edmond et de l’Abbé Faria, qui n’a évidemment jamais servi à personne mais que les premiers gardiens du fort touristique ont creusé pour répondre à la demande du public, à une époque où l’on déplaçait volontiers quelques vieilles pierres pour connecter le réel à la fiction.
Ce roman ayant apparemment des effets certains sur le monde concret, j’attire votre attention sur le fait que de l’imagination débordante d’Alexandre Dumas sont nées trois rues dans le 5e arrondissement de Marseille, la rue Edmond Dantès qui commence en coupe-gorge pour finir dans la rue de l’Abbé Faria, elle-même connectée à la rue Monte-Cristo où se trouve (ça ne peut pas être un hasard) une caverne d’Ali Baba pleine de tissus. J’espère que les propriétaires des jardins qui se trouvent dans ce triangle d’or ont pensé à chercher au pied de leurs arbres le trésor caché dans les dernières pages du roman, « à l’angle d’un beau figuier ».
Mais rien n’est moins sûr: une enquête rapide auprès de plus ou moins vieux Marseillais donne ce constat troublant: si certains se souviennent vaguement avoir lu le roman de Dumas, souvent il y a longtemps, personne n’est capable de le résumer correctement au delà de l’épisode du Château d’If, c’est-à-dire à peine un dixième du feuilleton. Le Château d’If lui-même, bien qu’iconique dans l’histoire d’une ville qui traite si mal son patrimoine, est largement dédaigné des Marseillais.
L’été dernier, en l’absence de touristes étrangers, la fréquentation du Château a chuté de 60%, alors que n’importe qui ayant la chance d’y aborder lors d’une belle journée de printemps ne rêve que d’une chose: s’y faire confiner, n’en déplaise à la mauvaise publicité que Dumas a faite à son hôtellerie. D’ailleurs n’est-il pas accueillant de lire, dans la cour de promenade des prisonniers, cette inscription démocratique: « Hôtel du peuple souverain »?
[1] plus d’informations dans cette chronique
[2] Le Devisement du Monde (1298): « Les habitants de Sumatra ont éléphants et unicornes aussi, qui ne sont pas plus grandes qu'un éléphant. Et elles ont le poil comme celui du buffle, et les pieds comme ceux des éléphants, et une corne au milieu du front, blanche et très grosse. […] C'est une bête très laide à voir »
[3] Cette chronique doit beaucoup à l’entretien avec l’histoire Nicolas Fauchère diffusé dans cette émission: https://www.franceculture.fr/emissions/le-salon-noir/archeologie-du-comte-de-monte-cristo-le-chateau-dif
[4] publiée dans Histoire universelle de Marseille d’Alessi Dell’Umbria, Marseille, éditions Agone, 2014
[5] http://periple2021.com