Place Bargemon

Échographie de la place Bargemon

Par Valérie Manteau

Par Stephan Muntaner

On sait qu’elle existe, on a juste du mal à se poser deux minutes pour la percevoir parfois, elle nous manque souvent. Hâte de voir s’installer sur la place Bargemon la compagnie Décor Sonore et ses monumentales sculptures d’écoute qui pourront (peut-être) passer outre le brouhaha assourdissant des clichés toujours trop vrais sur Marseille et nous faire entendre autre chose de nous-mêmes.

Quand, en 2005, l’architecte Franck Hammoutène s’est vu confié la lourde responsabilité de repenser la place Villeneuve-Bargemon* pour y construire une extension de l’Hôtel de Ville et le doter, sans ambition excessive, « de lieux dignes du fonctionnement normal d’une municipalité »* (notamment une salle adaptée à recevoir le Conseil municipal), il prit conscience rapidement qu’il serait difficile d’ajouter du bruit à cet espace déjà saturé de bâtiments d’époques et d’histoires hétérogènes, qui dialoguent déjà tant bien que mal à travers la place. Il ferait venir une pierre de Chine pour unir toute la diversité des couleurs et des architectures autour, en « théâtralisant les acteurs de la place » : l’Hôtel de Ville (XVIIe), la Maison Diamantée (XVI-XVIIe), le clocher des Accoules (XIVe), l'Hôtel-Dieu (XVIII-XIXe, aujourd’hui un hôtel de luxe clinquant), les immeubles Pouillon construits après la Guerre (sur les ruines du quartier vidé de ses habitants déportés avant d’être dynamité) et le Vieux-Port.

C’est ainsi qu’il finit par accoucher de cet espace théâtral « minéral, entièrement minéral… et pas bavard ».

Alors que dans la perspective, la Bonne Mère perchée sur sa colline joue à la bataille navale, sur le Vieux Port, avec le Maire trônant sur son balcon, il fut décidé que les élu-es se réuniraient désormais sous la place, pendant que les Marseillaises et les Marseillais vont et viennent à la surface, s’arrêtent prendre une photo, manger un sandwich, danser le tango ou promener leurs oreilles grandes ouvertes pour tâcher de capter un peu de leur avenir qui se décide là-dessous.

Quand on lui demande s'il se souvient de la place Bargemon avant, le poète urbain (et maintenant élu municipal) Nicolas Mémain répond: « un trou, avec des zarbres ».

Avant la rénovation en effet, il y eut cette fosse béante, au centre d’un espace littéralement éventré. L’histoire est ainsi : l’ancien maire Vigouroux avait estimé que la Ville s’honorerait d’offrir à César (le sculpteur) un écrin digne de ce nom pour accueillir son œuvre colossale, et que cet écrin ce serait le cœur de la place Bargemon. On creusa une fosse pour bâtir un musée souterrain qui n’encombrerait pas trop le paysage. Sauf que place Bargemon, c’est la Marseille antique. Quand on creuse, on trouve. On tomba d’abord sur les reste d’un quai grec. Puis sur des thermes romains (on se souvint alors que Massalia fut assiégée par César, l’autre). Bref, ce fut le combat des chefs*, César contre César, et au contre la montre, César l’antique eut la peau de César l’artiste. Après des mois de retard sur les travaux à cause des fouilles, Gaudin dit pouce et c’en fut fait du musée César qui dut se contenter de ranger ses sculptures dans les musées marseillais préexistants (je n’ouvre pas le sujet des musées de la Ville, sinon on n’est pas sortis).

Il resta donc à cet endroit, à l’emplacement des thermes antiques, pendant de longues années, ce qui restera comme une allégorie de piscine municipale sous l’ère Gaudin : un grand trou bardé d’étais, moisissant, et plus ou moins interdit au public. Il reviendrait  à Franck Hammoutène, près de 10 ans plus tard, de venir refermer cette interminable césarienne. D’autres Marseillais se souviennent d’un parking en haut de la place. Là d’où je viens, on appellerait ça un parking sauvage, mais on me dit que cette notion n’existe pas à Marseille. « Même pas un parking, dixit Hammoutène, de la terre battue et des bagnoles en vrac, c’était une zone interdite entourée de palissades. »

D’après son témoignage, Gaudin lui-même avait un peu honte de cet espace, puisque lorsqu’après des années d’immobilisme il se décida à ouvrir un concours pour la rénovation de la place, sa préoccupation principale fut qu’on n’ait plus à la quadriller de barrières Vauban quand il y avait des manifestations.

Autant on peut dire que la rénovation de la place est une réussite, autant cette histoire de barrières Vauban sent l’ironie tragique, tant elles sont devenues l’emblème de la fin de règne de Jean-Claude Gaudin.

En 2013, une performance prémonitoire d’Olivier Grossetête faisait occuper la place par des centaines de Marseillais, petits et grands, pour construire ensemble une « ville éphémère » faite d’immeubles, de tours et de ponts en carton, installés autour d’un hypothétique forum populaire qui malheureusement n’exista jamais. Les bâtiments ainsi érigés trônèrent sur la place avant d’être portés, joyeusement et à bout de bras, par la population, jusque devant le balcon de la Mairie et – une fois tout le monde mis à l’abri derrière les fameuses barrières – renversés dans un grand geste carnavalesque. Revoir aujourd’hui les images de ces immenses tours de carton s’effondrant au pied de la Mairie, voir la joie sur les visages des spectateurs… et ne plus pouvoir jubiler avec eux. Entre temps, les immeubles de la rue d’Aubagne, de vrais immeubles en pierre pourrie avec de vrais gens dedans, se sont effondrés. Et des dizaines de milliers de Marseillais se souviennent s’être réunis à l’hiver 2018, devant cette même Mairie, portant des immeubles en carton sur lesquels on lisait « Gaudin assassin », « Gaudin aux Baumettes », « Gaudin démission » et plus personne ne riait. Les manifestations furent dispersées dans la violence et le gaz lacrymogène, et la Mairie cernée de barrières Vauban qui ne la quittèrent plus, jusqu’au départ du maire.

Entend-on encore, si on tend l’oreille sur la place désormais libérée, les échos de ces nuits d’hiver, de cris, de deuil et de colère ? Ou plutôt les battements d’espoir du cœur des habitants à l’annonce du printemps marseillais ?

Le 4 juillet 2020, au troisième tour d’une élection laborieuse, des centaines de personnes étaient rassemblées sur la place, à l’entrée du souterrain où le nouveau conseil municipal devait accoucher d’un ou une 46 e maire de Marseille. L’attente fébrile d’une (re)naissance, et l’oracle devait sortir de la bouche d’ombre de l’espace Bargemon : qu’un médecin apparaisse pour nous dire que l’accouchement s’était bien passé et que le printemps était enfin là !

 

* Quelqu’un sait-il dans cette ville qui était Christophe de Villeneuve-Bargemon et ce qu’il a pu faire pour mériter tant d’honneur ? « Préfet des Bouches-du-Rhône de 1815 à 1829 », on n’en saura pas plus en consultant le dictionnaire Marseille de Michel Vergé-Franceschi qui lui consacre à peine deux lignes et ne lui aurait sans doute pas donné la plus grande place du centre-ville.
* Les citations de Franck Hammoutène sont extraites d’une conférence donnée par l’architecte au Pavillon de l’Arsenal à Paris le 25 janvier 2007, alors qu’il venait de recevoir le prix de l’Équerre d’Argent pour la réalisation de l’extension de l’Hôtel de Ville de Marseille.
* En parlant d’Astérix, suis-je la seule à voir, dans les 9 énormes pots feuillus répartis en file indienne sur l’espace Bargemon aujourd’hui, un hommage aux patrouilles romaines déguisées en buissons dans Le Combat des chefs ? Décidément sur cette place tout a des oreilles.