Parc Borély - Marseille

De mémoire d’arbre

Par Valérie Manteau

Écoutez le podcast des chroniques d'une ville éphémère de Valérie Manteau avec Radio Grenouille

Promenons-nous dans le temps : voici une allée champêtre au bord de l’Huveaune, avec pas grand chose autour. Des vignes, des prés, les collines en fond de scène et la mer toute proche.

Fraîchement débarqué de sa diligence, le propriétaire de la ferme Bonneveine, Joseph Borely – premier échevin de Marseille –, se promène, bien heureux de profiter enfin de sa maison de campagne comme il l’entend, y compris en ce dimanche ensoleillé de 1698 : en effet, il vient de recevoir officiellement le privilège de faire dire la messe à domicile, dans la chapelle du domaine qu’il a acquis il y a maintenant presque 15 ans. Ce qui lui évitera de gâcher ses dimanches sur la route de Marseille, pour aller se montrer à la paroisse des Accoules, comme l’exigeaient les conventions jusqu’alors. Il va enfin pouvoir profiter de cette résidence de villégiature pour développer ses affaires qui sont florissantes.

Un confort dominical dont profitera d’autant plus son fils Louis. La mort de Joseph l’a obligé à rentrer à Marseille pour reprendre la charge familiale, alors qu’il menait, depuis 1717, sa jeune vie d’aventurier et de négociant prospère en Égypte. Mais puisque le domaine Borely lui échoît, et comme tout bourgeois parvenu, récemment ennobli, il entreprend de faire respecter son droit exclusif de profiter de ses terres : en 1730, « le noble Borely » obtient l’interdiction que n’importe qui chasse sur le domaine qui porte son nom. Pourront y gambader à loisir, sans craindre une balle perdue, à l’ombre des pins et des buis, son épouse Anne d’Abeille et leurs enfants à naître pour qui, peut-être, ils accrocheront une escarpolette à l’une des branches solides du parc. Malheureusement Anne d’Abeille ne  profitera guère de la promenade, décédée prématurément à l’âge de 40 ans après avoir donné naissance à 11 enfants. Il restera malgré tout quelque chose de son âme dans l’air, son blason familial (une ruche et trois abeilles) bourdonne encore du côté de la roseraie où butinent allègrement ses congénères.

Louis Borely meurt en 1768. Il a passé les plus belles années de sa vie en Égypte et lègue à ses fils la mission d’achever ce qui doit être son grand œuvre à Marseille : la construction du château Borely. Mi-classique, mi baroque, grandiose par-delà les modes : qu’on ne le confonde pas avec les bastides qui pullulent dans la région, il doit sortir du lot. Un château agrémenté d’un sompteux jardin à la française, pour lequel on commandera plus tard, en souvenir de Louis, des sculptures rappelant le lien entre ce domaine et l’Égypte ; parmi lesquelles, deux griffons-fontaines flanquant le bassin principal. C’est en 1867 que les arbres bien alignés des allées à la française purent entendre le sculpteur parisien Alfred Jacquemard s’etouffer de rage devant ces faucons à pattes de lion et crier au plagiat, clamant que ce sont les siens, les mêmes que ceux qu’il a fait sur la fontaine Saint-Michel à Paris et que le plagiaire, le sculpteur marseillais Lucien Chauvet, n’a pas pu manquer de les voir ni s’empêcher de les copier. L’affaire monte jusqu’à la Mairie, qui doit statuer sur la chose et finit par produire un résumé de la situation qui devrait rester dans les anales de la mauvaise foi marseillaise : « M. Chauvet prétend que ses griffons ressemblent à ceux de la fontaine Saint-Michel comme ceux-ci ressemblent à tous les griffons qui existent dans les musées et dans les ouvrages de scupture », est-il porté au rapport de service de la Voirie*. L’affaire est classée sans suite. C’est pourtant vrai qu’ils sont étonnamment cousins, ces griffons marseillais et parisiens, partageant la même anomalie génétique (si l’on peut parler ainsi de créatures mythologiques) : en vérité, les griffons qui existent dans les musées ont quatre pattes de lion. Or, ceux-ci sont assis sur une énorme et inhabituelle queue de dragon. Mais passons.

Les arbres poussent et pendant ce temps-là, le château a changé de mains. Son dernier propriétaire, Gaston de Panisse, étant encombré par son héritage de trop de châteaux, s’est résolu en 1855 à le vendre. Convaincu par Paulin Talabot, alors directeur de la Compagnie des chemins de fer de Lyon à Marseille, de faire affaire avec la Ville de Marseille, Gaston de Panisse utilise alors le parc Borely comme monnaie d’échange servant les intérêts des uns et des autres : Talabot veut la permission d’étendre le réseau ferré derrière la gare Saint-Charles (ouverte en 1848) et par conséquent raser le Jardin Botanique qui se trouvait aux Chartreux auquel il faut trouver une alternative. On proposera de déplacer ce jardin à Borely ; cependant que le quartier Bonneveine deviendra une vaste zone d’entrepôts accompagnant le développement intensif du port dans le Nord de la ville. C’est donc acté : le château et le parc Borely reviendront à la mairie de Marseille. Le Château deviendra un musée, accueillant la vaste collection d’antiquités égyptiennes de Clot-Bey qui aurait fait plaisir à Louis Borely, et le parc sera un lieu de loisirs publics, de promenades... et de courses hippiques.

« Personne n’a inventé les courses », décrète Christophe Donner**, « elles ont existé de toute éternité ». Indémodables, elles ont attiré au parc Borely toute la mode du XXe siècle naissant. Incroyable défilé de chapeaux à plumes sous les ramages des pins penchés par le mistral du bord de mer. La gazette mondaine La Vedette, qui paraît de 1876 à 1914, épluche scrupuleusement les tenues des élégantes. On retiendra : un « chapeau à plumes rouge et noir (très remarqué) », un « chapeau Directoire, doublé rouge canaque », un « canotier couleur café brûlé, avec oiseau rouge », un chapeau amazone, encore un chapeau Directoire, et la palme de l’élégance est décernée à Mme Krypitzine qui parade dans un « drap marron garni de peluches pintade courroucée », rien de moins, suivie par une exotique « robe egyptomane » avec une coiffe qui donne à sa propriétaire un faux air de griffon de profil. Le temps des courses est un temps béni pour la bourgeoisie, malheureusement balayé par la première guerre mondiale. L’hippodrome est réquisitionné pour faire place aux troupes dites « hindoues » d’un général anglais qui a le bon goût de s’appeler French.

Puis c’est la mode des « jardins des plantes », comme on nomme les jardins botaniques. On plante des arbres exotiques qui transcenderont les générations, tel ce magnifique yucca éléphantesque qui doit vivre 1000 ans, et on décide de mettre aux arbres autour du cou leur nom, leur espérance de vie et une forêt de « Le saviez-vous ? » qui engage la conversation avec les promeneurs. En 1982, la mairie de Marseille fait l’achat d’une splendide serre tropicale en fer forgée, dite serre Eiffel, dans le goût des pavillons parisiens Baltard. Y poussent des bananiers, qui n’ont pas une très grande longévité mais qui sont extraordinairement résilients, la preuve : ils sont encore là, bien que piteux, alors que la serre en fer forgée a, elle, atteint un point de non-retour. Une colonie de chats squatte cette ruine aussi pathétique que poétique, hantant ce qui était la chose peut-être la moins périssable de ce jardin.

Fraîchement débarquée du bus 83 en ce dimanche de début de siècle, une cohorte de poussettes avance dans les allées, doublées par des minots en trottinette, des ados à vélo et des convois inter-générationnels en rosalie. Certains tournent à toute allure vers le lac, d’autres poursuivent jusqu’au coin de pelouse dont ils ont l’habitude. « Du calme », « Doucement ! » sont les échos du parc. Une famille avec deux grands enfants déboule entre les drôle de racines aériennes (qu’on appelle, le saviez-vous ? des pneumatophores) du Cyprès chauve (longévité : 1000 ans), au bord du lac, où somnole dans l’herbe une écrivaine qui cuve la soirée trop arrosée de la veille. La mère a le bébé dans les bras, et le père gère la poussette dans laquelle trônent des pizzas qui embaument l’air et donnent faim aux voisins. « On s’installe là ? »

Sous un arbre aux 40 écus (apparu sur terre il y a 150 millions d’années) planté là par erreur, le gardien de la partie « botanique » du parc explique patiemment, dans un anglais hésitant, aux visiteurs que la visite est gratuite, puisque depuis l’élection à la Mairie du Printemps marseillais les musées (celui de la mode et de la faïence dans le Château Borely, et celui de feuilles et d’épines dans le Parc) sont gratuits, mais qu’il faut télécharger un QR-Code pour filtrer les entrées, certains considérant apparemment que quand c’est gratuit cela veut dire qu’ils peuvent se servir et ramener des boutures chez eux. Un sans-gêne qui va loin, puisqu’il  y a quelques mois des voleurs particulièrement gonflés ont subtilisé les deux vases Médicis qui ornaient la façade du château, pesant près de 100kg chacun et qui n’ont pas dû être simples à faire sortir discrètement du parc.  Nonobstant, certains visiteurs refusent de s’inscrire sur le site pour ne pas encore donner leurs coordonnées à un énième fichier qui attise les suspicions. Les visiteurs les plus âgés passent leur chemin, et le gardien maudit de toutes ses forces l’inventeur du QR-Code. On pense à Anne d’Abeille, qui n’avait pas de smartphone à présenter pour se promener chez elle. Heureusement, ses descendants ont quand même pensé à elle : depuis 2017, un Grand Hôtel à Insectes trône dans le parc Borely, accueillant sans condition abeilles, guêpes, bourdons et autres butineurs du dimanche.

Sources :
* COUTANCIER Benoît (dir.), Histoire d’une ambition. Le château Borely de Marseille, de la bastide au musée, Musées de Marseille et Somogy éditions d’art, 2019
** GERMAIN-DONNAT Christine (dir.), La Mode aux courses : un siècle d’élégance, 1850-1950, Musées de Marseille et Liénart éditeur, 2014

Merci à Nassera Benmarnia