Espace Mistral à L'Estaque - Marseille

À vendre : cartes postales de l’Estaque

Par Valérie Manteau

Par Stephan Muntaner

S’asseoir sur un banc, cinq minutes à l’Estaque, et regarder les gens qui sont là. C’est un peu toute la planète, comme déposée par le courant, à l’image du ballon-monde flottant en musique au début de Marius et Jeannette, le film de Robert Guédiguian qui remit une couche de pittoresque sur ce quartier déjà bien vernis, et se conclut par ces mots : « Les murs des pauvres de l’Estaque sont peints sur des tableaux de Cézanne qui finissent fatalement sur les murs des riches. »

Aux murs de l’Estaque, les tags nous donnent une idée de l’état d’esprit de notre époque, trente ans après les fermetures des cimenteries dont il est question dans Marius et Jeannette.

« Nique la BAC », « Bientôt partout : balle populaire », « Ouvrez les yeux, serrez les poings », etc. Quelques messages personnels ici et là, des déclarations d’amour en italien, en arabe.

Une vieille Estaquéenne sort de chez elle avec son chien. Elle pointe une fissure dans le mur, créée par l’affaissement d’un arbre du jardin mitoyen : « Ça va encore s’effondrer ! On l’a déjà dit, et ça s’est déjà produit. Mais les gens maintenant ne se préoccupent plus de rien, alors tout se dégrade ». Et elle passe son chemin en boitillant.

Fait-elle partie de ces habitants nostalgiques d’une époque qu’ils racontent d’une seule voix, où c’étaient les rires qui lézardaient les murs de ces quartiers « bigarrés »[1], qui vivaient en bonne entente, unis par la lutte des classes ? Fait-elle partie de ceux qui vivent aujourd’hui dans la peur des cambriolages, dans leurs petites maisons aux cours ombragées par les treilles, qui attirent la convoitise des plus pauvres ? Que deviendra sa maison après elle ? Ses enfants pourront-ils la reprendre, ou videront-ils le grenier d’une vie entière, sédentaire et villageoise, au profit d’un appartement dans l’un des immeubles ultra modernes qui poussent et gagnent du terrain, entre les quartiers nord et le centre-ville ?

Je repense à cette scène de Marius et Jeannette où Jean-Pierre Darroussin, ivre mort rentrant chez lui, se blesse en jetant des pierres sur des affiches du Front national qui rebondissent et lui reviennent en pleine figure.

Troublante prémonition de la gueule de bois politique de ces quartiers, massivement abstentionnistes, ces dernières années, comme en panne d’espoir et d’envies collectives. Les affiches des dernières élections sont encore visibles ici et là, sans image, juste du texte sur fond jaune (clin d’œil aux Gilets jaunes qui se réunissent encore tous les vendredis sur le rond-point voisin ?) : « Contre le Front national, tous unis avec Samia Ghali ». Le parti de Marine Le Pen a changé de nom il y a plus de deux ans, mais ici on ne suit pas l’actualité des partis, on cale sur le fond. Comment la richesse (culturelle du moins, si l’on en croit le long sillon qui dans notre imaginaire collectif va de Cézanne à Guédiguian) de L’Estaque ne ruisselle-t-elle pas sur ses habitants ?

Au coin de la traverse Mistral, cette fulgurance pragmatique et poétique tracée d’une belle écriture cursive : « Besoin de blé pour que nos rêves céréalisent ».

Sur les bancs de l’espace Mistral, au débarcadère de la navette qui rejoint le Vieux-Port de Marseille, on voit des familles (surtout des mamans) avec des minots, et des gens comme moi qui rêvassent en regardant la splendide Villa Palestine et son architecture néo-mauresque qu’on devine à travers les arbres. Les hommes jouent aux boules sur le terrain à côté. Au bout du quai, des ados se jettent à l’eau avec leurs chaussures, se hissent pour en ressortir, et resautent. Un bateau échoué, complètement taggué, repose sur la digue, et on peut lire en grandes lettres en dessous, comme une légende : « Ne nous cultivez plus, on s’en charge ».

Exit Cézanne, Braque ou Renoir – d’ailleurs leurs tableaux de l’Estaque, bien que bigarrés, sont désespérément vides d’habitants.

Qu’ils restent aux murs des riches, comme l’écrira la fille de Jeannette une fois qu’elle aura conquis Paris pour venger sa race. L’expression est d’Annie Ernaux, elle désigne la mission que se donnent les transfuges de classe lorsqu’ils accèdent aux postes de pouvoir, notamment au pouvoir de parler pour soi-même, qui fait cruellement défaut aux quartiers populaires. « Ne nous représentez plus, on s’en charge » pourrait être un slogan porteur pour une proposition culturelle, ou une candidature citoyenne qui serait précieuse ici. A Marseille, le sentiment d’éloignement du lieu d’énonciation est d’autant plus fort qu’à la distance géographique, historique et culturelle avec Paris, s’ajoute un clivage interne à la ville, isolant les quartiers dits « nord ». L’Estaque fait-elle partie des quartiers nord ? Ni tout-à-fait, ni pas du tout.

S’est implanté dans le paysage local un festival de caricatures et de dessins de presse, le Fidep, qui se tient chaque automne sur le boulodrome. Porté à bouts de bras par une vaillante équipe autour d’un dessinateur exilé d’Algérie dans les années 1990, Fathy Bourayou, ce festival de caricatures se revendique « Charlie ». Dans les quartiers nord de Marseille, vous ne l’attendiez pas celle-là...

« Oui mais L’Estaque, c’est pas vraiment les quartiers nord ».

Au Fidep les dessinateurs se prêtent volontiers au jeu de portraiturer les habitants, sans, justement, les caricaturer.

De passage en ville à l’occasion d’une grande exposition qui lui était consacrée en 2019, Sophie Calle me demanda si, comme c’est le cas à Istanbul, il existait des quartiers à Marseille si relégués que les habitants auraient pu ne jamais voir la mer[2]. Je pensais aux points de vue extraordinaires qu’on a sur la rade depuis les quartiers nord, et lui répondis qu’à mon avis, c’était rare. Ce qui ne veut pas dire que tous les gamins aient déjà mis un pied dans l’eau, encore moins qu’ils sachent nager…

En revanche, il est certain que les habitants de ces quartiers ont un accès difficile à la culture dite savante, la culture officielle, la Culture avec un grand c – quoi qu’on veuille dire par là, les équipements manquent cruellement et ils la voient toujours d’un peu loin.

En 2016, une performance de la compagnie Tandaim faisait entendre des textes de Sophie Calle, comme d’outre-tombe, dits par des morts-vivants allongés au bord de l’eau sur l’Espace Mistral. Mais le plus souvent sur cette esplanade s’invitent des fêtes foraines et autres foires. Ici en effet, le terrain est occupé par l’évidence d’une nécessaire culture vivante et populaire. Les madeleines proustiennes des minots auront l’odeur de friture des panisses et des chichis, mais aussi des effluves des barbecues de la plage de Corbières toute proche.

Il était question d’ouvrir un Centre d’interprétation de la peinture dans la Villa Mistral, mais le projet est apparemment tombé à l’eau et la Villa semble à l’abandon – le lierre qui l’avait recouverte a été dégagé, révélant qu’en dessous, les fenêtres de la bâtisse ont été murées. On soupçonne à tort que cette Villa, comme « l’espace Mistral » et la « traverse Mistral » qui l’entourent, font partie du plan de com’ bon marché qui s’est abattu sur Marseille pour faire rebaptiser tout et n’importe quoi en « Mistral ».

Jacques Brel donnait avec humour sa recette en cas de panne d’inspiration : « Quand on ne sait pas quoi faire en musique, il faut faire ou de l’espagnol ou du russe, on finit toujours pas retomber sur ses pattes ». Par ici, quand on n’a pas trop d’idées, on commence par écrire « mistral », et ensuite on voit.  Mais en l’occurrence à l’Estaque c’est cette maison beige, accrochée à la colline surplombant le quai, qui a donné son nom (celui de son ancien propriétaire) aux espaces voisins, en souvenir de ses heures de gloire, quand elle était un restaurant avec accès direct à l’eau, avec ses propres bains et ses hôtes fameux, Yves Montand, Fernandel...

Alors plutôt que la transformer en musée de la carte postale, que ne l’ouvre-t-on portes et fenêtres pour voir un peu ce qui sort de là pour donner un nouveau souffle au vent un peu galvaudé qui tend à folkloriser nos quartiers ?

Imaginons que quelqu’un aurait l’idée, éminemment sympathique, de décréter un grand vide-cafoutch estaquéen : va savoir ce qui ressortirait du fond des maisons bigarrées. On pourrait y compiler les toiles des peintres du dimanche, qui ont posé leur chevalet là où Cézanne l’avait posé, « pour peindre des tableaux célèbres et admirés dans le monde entier »[3] - mais eux, qui vivaient là, au soleil comme au mistral, qu’ont-ils représenté que nous ne connaissons pas encore ?

[1] Cette expression, usée jusqu’à la corde pour parler des quartiers populaires, signifie exactement « qui a des couleurs et des dessins variés et plus ou moins disparates » ; pour une fois, pour parler des paysages de Cézanne et de Braque, je la trouve assez pertinente.
[2] Thème d’une œuvre produite par l’artiste en 2011 : https://www.perrotin.com/artists/Sophie_Calle/1/voir-la-mer/21871
[3] Comme le dit en toute simplicité la plaque sur la maison qu’il a occupée, à côté de l’église.

Chronique écrite dans le cadre de