Piscine St Joseph - Marseille

Sous l'océan

Par Valérie Manteau

Écoutez le podcast des chroniques d'une ville éphémère de Valérie Manteau avec Radio Grenouille

« Culturellement, dans les quartiers Nord, on a moins envie d’aller nager que dans les quartiers Sud » : cette petite phrase de l’ex-adjoint aux sports Richard Miron avait fait causer dans l’hémicyle en 2018, sortir les rames à l’élu LR et au maire Jean-Claude Gaudin face à la bronca des anciens opposants, aujourd’hui élus majoritaires des dits quartiers Nord. À en croire l’offre publique, les quartiers Nord ont été considérés comme « culturellement » éloignés de la baignade comme de tout équipement culturel, vu le rationnement de l’offre dans ces quartiers populaires en piscines comme en bibliothèques, en cours de musique et même en transports en commun permettant de profiter de tout cela en centre-ville... comme c’est bizarre, comme c’est étrange et quelle coincidence.
On testera l’hypothèse inverse, à propos justement de culture et de piscines, en allant faire un petit tour des possibilités de baignade en ville, et notamment des quatorze bassins municipaux, ou du moins des onze qui sont ouverts (en principe) à Marseille en ce printemps venteux où la nage en pleine mer est réservées aux hommes-grenouilles et à d’éventuels fugitifs du Château d’If. Le compositeur Pierre Sauvageot rêvait, pour sa nouvelle création Watermusic (un « concert subaquatique »), à défaut d’une concert en pleine mer, d’une « tournée des piscines marseillaises ». Cela s’est révélé impossible, notamment en raison de la « suroccupation » des bassins : en effet, vus les horaires d’ouverture aussi réduits que le nombre de lieux, chaque plage horaire ouverte au public est assidûment fréquentée et les usagers qui ont besoin de se dépenser en faisant des longueurs, ou les parents qui espèrent bien pouvoir regarder leur progéniture se débrouiller dans l’eau cet été, s’exaspèrent au moindre incident ou fermeture du service, quand bien même c’est pour laisser la place à un concert gratuit. Serait-il possible de faire coexister les pratiques sportives, scolaires et culturelles sur terre comme sous l’eau ? La question ne vaut pas que pour les piscines à Marseille, loin s’en faut, mais c’est tout de même un bon laboratoire d’observation des conflits d’usages dans l’espace public.
Il a finalement été retenu deux piscines pour accueillir Watermusic : celle de la Granière (à l’Est) et celle de Saint-Joseph (au Nord), parmi les plus éloignées de la mer, dans cette ville où les 50 km de côte ouest servent souvent d’alibi pour justifier l’absence d’équipement public de baignade, et où, sans surprise, près de la moitié des enfants des quartiers populaires échouent au test de natation obligatoire à l’entrée en 6e.
Quand on habite aux Micocouliers (XIVe), il faut 1 heure de bus et métro pour rejoindre la plage de Corbières. C’est autant pour aller au Prado quand on habite la Granière (XIe), au pied des collines, à une dizaine de kilomètres de la côte : une heure, avec changement de bus, pour mettre un pied dans l’eau salée. Heureusement donc qu’il y a des bassins. Las, en ce samedi après-midi, la grille de la piscine Saint-Joseph est fermée. Le panneau d’information indique pourtant qu’elle est censée être ouverte, ce qui ne sera pas le cas la semaine prochaine (« vidange »), et deux jours de la semaine suivante (pour Watermusic). On téléphone : la standardiste répond qu’en effet, elle est fermée, et raccroche. On ferait parfois mieux d’aller se jeter aux Goudes... L’explication viendra deux jours plus tard : « On a un problème de température. Revenez peut-être demain ? »

Solution de repli vers la piscine la plus accueillante, en termes d’amplitude horaire, de Marseille : la grande et centrale piscine Vallier (IVe). En plein après-midi, les lignes de nage sont bien remplies et classées par niveau et vitesse des nageurs, afin de limiter les conflits. À Marseille, à la nage comme en voiture, on a tôt fait de se faire klaxonner si on a le malheur de créer des embouteillages en barbotant le nez en l’air dans les lignes droites. Quelques-uns ont présumé de leurs forces et reprennent leur souffle en double file près des échelles, jetant un œil au cours d’aquagym qui ambiance tout le monde depuis le petit bassin à côté : une tentaine de femmes s’agitent en rythme et au son des encouragements de la prof et d’une musique qui résonne particulièrement fort dans cet environnement à l’acoustique si particulière.
Autre bande son, et moyenne d’âge bien plus jeune, à la Granière, où la moitié du bassin est réservée aux leçons de natation, rendant très sensible la « suroccupation » des lignes de nage, et l’impatience des bons nageurs vis-à-vis des flâneurs. La plupart des gens disent qu’ils aiment faire des longueurs car ça leur permet de se vider la tête. Et en effet, sous l’eau chlorée, on peine à réfléchir à quoi que ce soit. On suit les lignes, au sol ou au plafond selon les nages, les carrelages et les faux-plafonds défilent et on respire comme on peut. On surveille du coin de l’oeil les enfants qui font des bombes ou ceux qui réclament d’aller aux toilettes. On entend résonner : « On ne court pas ! Attention ça glisse ! » et les battements cacophoniques de pieds et de bras des autres nageurs. Il faut bien le reconnaître, si la plage est un lieu de paraître qui mérite que tous les magazines féminins se préoccupent dès le printemps de préparer les beach bodies de leurs lectrices, la piscine au contraire, ses pédiluves asceptisés et ses tribunes vides, on y vient le plus souvent seul et on espère n’y croiser personne.
Sur quoi pourrait se focaliser l’attention en quête d’émerveillement, pourtant si associé au monde aquatique ? Pierre Sauvageot le regrette : « Dans les piscines, tout est moche », et de reconnaître que pour alimenter la banque de sons de son concert sous l’eau, même s’il a pensé diffuser la radio (Radio Grenouille aurait été pertinente), il a finalement opté pour des sons d’eau libre, de mer, de rivières, des chants de baleines et de mérous. Comme si, finalement, la piscine n’était toujours qu’un pis-aller, terne et confuse reconstitution de la grande bleue.

Eaux libres

Abandonner autant que possible les piscines pour renouer avec la mer, c’est l’option de l’association marseillaise « Libres Nageurs », qui promeut la nage en eaux libres comme « un phénomène international de société [dont] l’engouement à Marseille est accentué par l’état et les horaires des piscines municipales. » Outre qu’ils réclament un couloir d’accès sécurisé à la nage (excluant tout passage de scooter des mers ou de bateaux) à la digue des Catalans, qui deviendrait ainsi une sorte de point de rendez-vous sur les rochers particulièrement romantique, les Libres Nageurs rêvent d’une piscine idéale qui combinerait lignes de nage, eau salée en plein air et quelques poissons à regarder pendant qu’on fait ses longueurs : et pour ce faire, ils réclament l’aménagement du bassin jouxtant le Mucem en piscine proprement dite. Chacun sait que l’été, bien que ce soit formellement interdit puisque, administrativement, ce bassin fait partie du Vieux-Port et est donc réservé aux bateaux, les minots n’hésitent pas à se jeter à l’eau depuis les pierres plates ou le bord du J4, voire, pour les plus inconscients du danger, depuis la passerelle du Mucem. Dans ce lieu emblématique où nombre de Marseillais ont des souvenirs d’enfance, où les badauds se pressent chaque soir au bout de la jetée pour admirer le coucher de soleil sur le Frioul, où les vendeurs de thé avec leurs carioles illustrées régalent les habitués, les animaux de cirque ont été récemment bannis mais on continue à voir se monter des chapiteaux éphémères. L’idée d’y aménager un bassin aux normes et correctement surveillé a rencontré l’enthousiasme des Marseillais-es sur les réseaux sociaux, même s’il s’en trouve toujours pour préférer les plaisirs interdits de se baigner sans autorisation, et renvoyer les « libres nageurs » voir un peu plus loin, puisqu’une piscine en pleine mer, privée et apparemment assez chic, est annoncée à l’horizon 2024 dans le projet de requalification du hangar J1 par le groupe Vinci.
Le quartier n’en finit pas de se réinventer, multipliant l’offre culturelle, de loisirs et de consommation. Un peu éclipsée par l’arrogant succès du Mucem depuis son ouverture, son ombrageuse voisine, la Villa Méditerranée, n’a pas complètement dit son dernier mot dans ce paysage : surmontée d’une silhouette de pingouin, elle annonce l’ouverture très prochaine d’une reconstitution de la grotte Cosquer et de ses peintures pariétales, notamment les fameux grands pingouins qui cohabitaient, à l’époque (entre -19000 et -27000 avant J.-C.) où la grotte était aussi loin de la mer que l’est aujourd’hui la piscine de la Granière, avec la cinquantaine de peintres qui ont immortalisé la forme de leur main en pochoir sur les parois de la grotte. Montée et réchauffement des eaux auront eu raison des pingouins comme de l’entrée de la grotte, qui se trouve aujourd’hui ennoyée à 36 mètres sous la mer du côté de Sormiou.
L’idée d’augmenter l’espace public aquatique marseillais en aménageant les bassins d’eau recouvrant la future Grotte Cosquer n’est pas sans charme, d’autant que l’entrée de la Villa Méditerranée présentera le club de plongée sous-marine du découvreur de la grotte, Henri Cosquer. Encore faudrait-il que ce bassin ne soit pas monopolisé par les sportifs qui pratiquent la nage au kilomètre, mais veiller à concilier différentes formes d’activités : on pourrait y voir apparaître, en hommage à nos ancêtres des cavernes, des formes de street-art sous-marin fait par des hommes-grenouilles ? Un lieu rêvé pour aller à la rencontre des habitants des mers, qu’on les admire en peinture ou qu’on profite de quelques brasses pour ouvrir nos écoutilles aux sons et musiques sub-aquatiques.
Car, loin d’être un « monde du silence », la mer est au contraire, quand la présence humaine n’y est pas trop assourdissante, un véritable concert de vocalises et de sons aussi fascinants dans leur mélodie et leur rythmique que mystérieux. C’est ce qu’étudie, entre autres, la bioacousticienne Lucia Di Iorio, qui intervenait à la Cité de la Musique le jeudi 31 mars dernier sur le thème des « paysages sonores sous-marins » à l’invitation de l’association Opera Mundi.
D’après les études menées dans le Parc des Calanques par Lucia Di Iorio pendant le confinement, le très fort ralentissement des activités en 2020 aurait permis de faire baisser le niveau sonore subaquatique d’origine humaine de 10 décibels. Cela peut ne pas sembler très significatif, mais eut pour conséquence directe que les chants, appels, « clics » et autres outils de communication des habitants de la mer avaient la possibilité de se propager 4 fois plus loin que d’habitude. De la Pointe Rouge, on avait donc une bien meilleure chance de repérer ses congénères du Prado, des Catalans ou de Corbières : espérons que les crevettes claqueuses, mystérieuses rascasses vocalisantes et autres harengs qui pètent s’en sont donné à cœur joie dans leurs eaux respectives.
Car évidemment, le monde d’après ressemblant au monde d’avant voire même en pire, la cacophonie humaine est revenue aussi vite qu’elle était partie, resteignant l’aire de vie et les possibilités de communication des poissons. On repense au constat de Gérard Mordillat, étrillant Le Monde du silence, fameux documentaire de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle lauréat d’un Oscar et d’une Palme d’or à Cannes, dans une chronique pour Là-bas si j’y suis intitulée « un film naïvement dégueulasse » : « Il s’agit très clairement de faire chier les poissons et toute la faune sous-marine. » On y redécouvre, les yeux ahuris, les images de plongeurs aggripés à la carapace de tortues sur le point de se noyer, ou d’explosions provoquées en mer pour compter les poissons morts sur une zone donnée. On est, comme souvent, atterrés par la capacité humaine à polluer, dans tous les sens du terme, les endroits qu’il fréquente. Peut-être que dans quelques années, nous aurons tellement saccagé la vie marine qu’on sera contraint de la reconstituer, telle la grotte Cosquer dans la Villa Méditerranée, et que les quatorze piscines municipales marseillaises nous serviront d’aquariums à taille humaine, pour redécouvrir, faute de mieux, l’expérience de la nage dans les eaux libres, vivantes et bruissantes de la mer.

https://libres-nageurs.fr
Documentaire Arte: « A l’écoute de la nature » https://vimeo.com/428788265
https://www.youtube.com/watch?v=7gpa7SRyIe0