Ferme pédagogique la Tour des Pins

Retour à la terre

Par Valérie Manteau

Le soleil cogne sur la ferme et les chèvres sont affalées dans l’herbe sèche.

Quelques-unes dorment sous un arbre ou tout contre la haie, une d’elle (il y a toujours une chèvre dissidente) a franchi d’un bond la clôture et parade dans l’allée ; de l’autre côté de la route, tout aussi ralentis par la chaleur, les gens qui attendent le bus restent au frais dans l’ombre portée des imposantes barres d’immeubles.

Les voitures circulent à toute allure sur cette route flambant neuve qui dessert les nouvelles constructions des Hauts de Sainte-Marthe : on voit dépasser à l’horizon les grues qui s’agitent. Pendant que les tours délabrées de la cité des Flamants, en deuil après l’incendie du 17 juillet qui précita dans le vide ses occupants, faisant 3 morts*, sont en cours de destruction (de « déconstruction », comme on dit), la vie de l’immobilier continue son cours : on construit à tour de bras juste en face, derrière la bastide historique et classée du domaine Montgolfier. Dee petits immeubles assez jolis, avec de grandes terrasses qui ont vu sur la ferme ou sur les champs anciennement cultivés du côté du massif de l’Etoile, et dont on espère (les promoteurs, du moins) qu’ils attireront de nouveaux habitants (pas ceux d’en face), assez nombreux – on prévoit entre 10000 et 20000 habitants supplémentaires dans les prochaines années dans ce quartier auto-labellisé « premier éco-quartier de Marseille ». 

D’où l’inauguration récente d’une supérette, d’une école, et de enfin de cette route (qui attend encore l’éclairage public, et un arrêt de bus) qui a ratiboisé la ferme pédagogique et l’a coupée de ses riverains.

On a garanti aux habitants des maisons tout autour, qui avaient l’habitude de tendre la main pour caresser les ânes et les vaches, que les nuisances de la route seraient quasiment nulles, « si vous êtes à l’intérieur, fenêtres fermées ».

Certes. Mais ce n’était pas vraiment le projet de vie des gens qui se sont installés là pour vivre en maison, avoir de petits jardins dans lesquels installer une piscine et, parfois, un gros flamand rose en bouée. Anik et Bernard y habitent depuis 30 ans. Dans la rue qui monte chez eux, ils pointent les reliques des enseignes, encore visibles ici et là, des commerces de proximité qui faisaient vivre le noyau villageois de Sainte-Marthe à l’époque où on pouvait vraiment parler de noyau villageois – avant le développement urbain vienne couper le quartier en deux d’un coup de route, et hérisse l’horizon de tours, derrière lesquelles on devine l’énorme centre commercial du Merlan : ici il y avait un troquet, là une épicerie, un cordonnier...

Plus rien ne subsiste aujourd’hui, mais les nouvelles constructions des Hauts de Sainte-Marthe en promettent peut-être le retour. Anik travaillait aux Flamants : elle y descendait à pied en longeant la ferme. À l’époque, on pouvait venir y faire toutes sortes de courses, légumes, lait, œufs et même de la viande ; les habitants des Flamants y allaient volontiers et emmenaient les gamins voir les bêtes.

À la sainte Marthe (le 29 juillet), une cérémonie faisait revivre le triomphe de Marthe terrassant la tarasque : une sorte d’animal hybride, tête de chat, queue de dragon et carapace de tortue, monstrueux mais facilement amadoué par la sainte – malheureusement selon la légende, les habitants, rancuniers ou peureux, achevèrent la bête dès qu’elle se laissa domestiquer. 

Marie, la fermière, s’est installée là il y a 7 ans et part cette année à la retraite en ne cachant pas son soulagement. « J’en ai marre, c’est vrai... » dit en souriant franchement celle qui s’en va en Bretagne « avec des envies de bout du monde », ayant compris de son passage à la ferme pédagogique des Quartiers nord de Marseille qu’elle n’aimait tout simplement pas vivre en ville.

Pourtant, elle reconnaît volontiers qu’on a bien peu l’impression d’être en ville, quand on vit au cœur d’un domaine de 12 hectares, dans une belle maison – d’ores et déjà encombrées des cartons de déménagement – comme dans une bulle.

Le confinement ? « Aucune différence » pour elle : les journées commencent invariablement à 4h30 du matin par la fromagerie, et les chèvres pas plus que les brebis n’acceptent d’être en télétravail.

Un sacré fossé avec les habitants d’en face, dont on sait que comme dans de nombreux quartiers populaires, une partie travaille en première ligne, et que tous ont subi un confinement rendu d’autant plus pénible par des conditions d’habitat dégradé.

« Les élus changent, mais les portails cassés restent », fait remarquer Marie avec ironie en nous demandant de faire tout le tour de la propriété pour entrer dans son domaine qui appartient à la mairie de Marseille, dont elle est délégataire de service public. Volontiers accueillante aux propositions artistiques dans la ferme, elle regrette encore amèrement de n’avoir pas pu obtenir l’autorisation de l’ancienne mairie d’accueillir le spectacle d’Edith Amsellem J’ai peur quand la nuit sombre [1] en 2018 : elle aurait adoré.

« Un spectacle qui parle des femmes, c’est fondamental, surtout ici dans les quartiers! », dit celle qui gère seule son exploitation.

Elle se réjouit d’accueillir cet été France profonde, une proposition de la compagnie La Grosse Situation qui parle justement de la condition des 3% d’agriculteurs et agricultrices qui subsistent en France, souvent dans un grand sentiment de solitude et de difficulté à transmettre leur métier, leur savoir et leur exploitation.

Transmission justement : Marie part à la retraite en décembre, mais elle ne sait pas ce qui viendra travailler cette terre et l’ouvrir aux riverains après elle.

La ferme est un marqueur essentiel de l’identité du quartier, lui semble-t-il, et les voisins ont tous des envies et des idées à partager pour la faire vivre, mais ils s’inquiètent de la pression foncière qui pourrait menacer la pérennité d’un projet agricole à Sainte-Marthe. La menace d’une vacance du lieu inquiète, comme cela a été le cas à plusieurs reprises par le passé.

Les projets mettent beaucoup de temps à être acceptés et les procédures de marchés publics sont longues, laborieuses, possiblement décourageantes. Au point qu’on ne sait pas vraiment, à l’heure qu’il est, ce qui se passera à la ferme pédagogique l’année prochaine.

Le troupeau de biquettes, lui, a déjà son billet pour refaire sa vie avec d’autres agriculteurs, dans la Drôme.

Du côté des riverains, surtout ceux des barres d’immeubles limitrophes, certains n’échangeraient pour rien au monde leur vue sur ce grand bout de nature. Pour eux comme pour Marie, voir quotidiennement le troupeau de chèvre est apaisant, d’autant plus précieux que les conditions de vie dans le quartier sont difficiles.

Aux Flamants, les squats génèrent dans certains bâtiments une tension apparemment insoluble, et les locataires trépignent en attendant leur relogement dans de meilleures conditions ; seule dans sa ferme, Marie a également noté l’augmentation significative, et inquiétante, des intrusions.

Pour tout gardien, faute de tarasque, nul chien ni oies, mais un paon magnifique qui n’est peut-être pas si attentif, trop occupé qu’il est à s’admirer dans le miroir qu’on lui a installé et qui le fascine. Les paons aiment se percher en hauteur, regarder le monde à leurs pieds et alerter quand quelqu’un vient. Celui-ci fait-il la roue de temps en temps pour renvoyer un regard de ses plumes aux mille yeux vers les habitants des Flamants qui le regardent, eux, du haut de leurs tours ?

Pendant le confinement, Marie confie qu’à la nuit, elle comptait les fenêtres, essayait d’évaluer combien d’habitants lui faisaient face, elle qui avait le privilège (lié à son sacerdoce) d’habiter dans cette grande et belle maison pour laquelle elle a eu le coup de foudre quand elle est arrivée à Marseille. Venant de Briançon, la bastide, son terrain arboré à la biodiversité exceptionnelle, lui ont fait rêver une vie de « châtelaine » comme elle le dit en riant, en admettant que son paon est un élément clef de cette déco de vie de rêve.

Une châtelaine au travail éreintant, mais qu’elle ne regrette pas d’avoir choisi, pas plus que toute cette vie qui va avec, que pourtant elle n’a pas reçu en héritage. 

Car Marie n’était pas fille de paysans. Ancienne étudiante en lettres, elle n’avait pas de projet, or c’est une femme qui a besoin de projets : une ferme à Briançon d’abord, et puis cette ferme pédagogique ici, ensuite, avec l’urgence d’agir, de se construire un circuit commercial, un modèle économique, et de transmettre. « Dans 30 ans on aura une société minée par l’obésité, c’est maintenant qu’il faut agir, par l’éducation ! ».

On pense aux camarades de l’Après-M, l’ancien McDo de Saint-Barthélémy, à quelques centaines de mètres de là, qui portent à bout de bras  l’ambition de transformer ce symbole arraché de haute lutte à un géant de la mal-bouffe en restaurant pédagogique et solidaire entouré de jardins potagers. Désapprendre à consommer des produits normés et « dégueulasses », et ne plus avoir peur des carottes biscornues avec la terre encore collée ; prendre goût aux travaux manuels, au rapport au vivant : c’est une ambition partagée avec Marie qui bavarde tout en nourrissant ses chevrettes attentives, le regard droit et franc, leurs longues oreilles tendue vers elle tout en mastiquant énergiquement le foin tout juste servi.

C’est sûr que c’est une activité quotidienne qui fait fantasmer les urbains, même si nombre de néo-ruraux, d’autant plus ceux qui se lancent dans l’élevage, tombent de haut face à la difficulté du métier. Ceux qui savent hésitent à deux fois avant de reprendre l’exploitation de leurs parents.

Est-ce que les jeunes urbains qui grandissent dans les cités bétonnées du quartier sont plus éloignés de la terre que ceux qui s’installent dans l’éco-quartier des collines des Hauts de Sainte-Marthe ?

Ce n’est pas certain. Bénédicte, l’une des comédiennes du spectacle France profonde, fille d’éleveurs mais qui n’a pas choisi de reprendre la ferme, raconte une anecdote qu’elle adore sur une transhumance urbaine au cours de laquelle une brebis est tombée malade au pied d’une barre d’immeuble à Saint-Denis (93). Alors que l’agriculteur paniquait et s’apprêtait à opérer la bête avec les moyens du bord – c’est-à-dire, en environnement urbain, des moyens pas du tout appropriés – un habitant de la barre est descendu et, sa mère au téléphone depuis son village au bled, lui donna la solution miracle pour soigner la bête.

C’est de cette convergence de savoirs et d’énergies que rêvent les riverains de la ferme pédagogique de Sainte-Marthe pour l’avenir. Pourquoi pas des jardins partagés, pourquoi pas un accompagnement à la formation... Reprendre un projet collectif qui crée du lien dans ce quartier, aussi bigarré que la tarasque mais que, comme leur sainte patronne, les habitants croient toujours possible d’apprivoiser.

[1]   Qui rejoue, coïncidence, les 21 et 22 juillet prochain au parc François Billoux
* « Ces morts, on aurait pu les éviter » : encore un drame du mal-logement annoncé de longue date par les habitant-es,militant-es et la presse locale, cf cet article de Marsactu d’avril 2021: https://marsactu.fr/le-calvaire-quotidien-des-locataires-dun-immeuble-des-flamants-squatte-a-90/