Rue Saint-Ferréol - Marseille

On est là

Par Valérie Manteau

« Soyons désinvoltes
N’ayons l’air de rien »

Des femmes sans visage. Très minces, cambrées, en sous-vêtements, sans nez ni oreilles mais avec du maquillage et des faux cils pour essayer de capter le regard du chaland. « Regardez-moi », ordonne leur déhanchement vulgaire. Sur une vitre il est écrit « C’est nouveau ! », avec derrière : un corps de femme décapitée en veste à carreau. Des troncs mais pas de jambes, pas de bras, pas de tête (Staline aurait ajouté : pas de problème). Des femmes dans une cage en verre, sans cheveux ni regard, en robe de soirée, sous l’enseigne un peu décrépie du Lido. Des silhouettes gris foncé, habillées jeune, qui ont l’air accueillantes mais il y a un videur à l’entrée du magasin. Plus loin, des petits personnages plus élaborés, avec la totale : des yeux, une bouche, un nez, en doudoune et baskets à paillettes, à hauteur d’enfant. Et puis, des corps virils, raides, en costard. Ça manque sévèrement de vie et au milieu de ces corps qui n’en sont pas, l’indifférence règne, les gens se comportent comme des zombies. Pour humaniser le tableau, certaines vitrines doublonnent les mannequins par des écrans où des femmes grandeur nature se passent de la crème en riant aux éclats.

Une dizaine de vrais gens font la queue dans la rue et leur tournent le dos : le seul magasin qui attire les personnes de chair et d’os en cette fin de mois difficile, c’est une enseigne de produits « à prix bas et constants ». On pense aux efforts fournis dans certaines vitrines de grands magasins, ailleurs ou autrefois, pour créer des paysages et raconter des histoires qui vaillent la peine qu’on s’arrête les regarder avec les enfants. Annie Ernaux, lors de ses sorties hebdomadaires au centre-commercial de Cergy, rapporte des moments de poésie et de vie, dans Regarde les lumières, mon amour. À Istanbul, dans les vitrines de l’immense artère piétonne et commerçante Istiklal caddesi, il n’est pas rare, en hiver, de trouver les chiens errants endormis au chaud au pied des mannequins, ou au printemps, des chatons roupillant dans les bacs de vêtements. Mais ici, l’efficacité prime au service de la consommation sans trop de rêve ni désir. Les chiens comme les humains restent hors des vitrines, par principe, qu’il pleuve ou qu’il vente. Les rues commerçantes ne sont pas des rues hospitalières, d’ailleurs peu de gens y dorment, chassés par les enseignes qui font la loi sous l’oeil vigilant de la Préfecture de police.

La rue Saint-Ferréol de ce début de XXIe siècle ressemble étrangement, mondialisation oblige, aux rues commerçantes de toutes les villes du monde, parce qu’on ne voit plus rien au-delà des enseignes familières.

« Une des rues de Marseille les plus connues et pourtant la moins regardée », regrette le poète marcheur Nicolas Mémain qui, dans ses balades urbaines avec le Bureau des Guides mises en images par Benoît Guillaume, tâche obstinément de faire lever le nez des passants au-dessus des vitrines, d’où les heures fastes de la bourgeoisie  marseillaise nous contemplent.

Il fut un temps où les cinémas et les salles de concert côtoyaient les grands magasins, aux noms ancrés dans la géographie imaginaire des vieux marseillais : « Le Magasin Général », « Réveil du lion » ou « Aux Armes de France », devenu « Les Dames de France » puis « Les Galeries Lafayette », que depuis peu il faut appeler « les anciennes Galeries Lafayette » en attendant qu’un nouveau nom soit adopté ; sur la vitrine vide du bâtiment, un collage féministe proclame en lettres majuscules : « Nous sommes partout ». Ces grands magasins alternaient avec les banques qui rappelaient ce que la richesse de Marseille devait à l’Empire (notamment la Compagnie algérienne, dont la magnifique coupole focalise l’attention des touristes depuis le parvis de Notre-Dame de la Garde. On la voit bien, de loin, souvent sans savoir identifier le bâtiment qu’on ignore totalement quand on passe en bas – « c’est l’ancien Mango / le nouvel Uniqlo, tu vois ? »). Une femme, récemment arrivée d’Albanie, est assise en pied de porte, face au fastueux bâtiment de l’ancienne Banque commerciale italienne (plus connue aujourd’hui en tant que « H&M »), on dirait qu’elle le contemple mais non, elle surveille son fils qui slalome entre les passants avec une pancarte « J’ai faim », dans l’indifférence totale.
On a pu croiser autrefois, rue Saint-Ferréol, les plus grands noms de la littérature du XIXe siècle, qui surent si bien prêter attention aux misérables de leur époque : Hugo, Dumas, Balzac, Nerval, Théophile Gauthier... tous fréquentèrent le prestigieux salon de Lady Greig, dont les précis d’histoire marseillaise retiennent qu’elle était une belle brune, et la maîtresse du conservateur de la bibliothèque municipale, Joseph Méry (qui prétendait avec un sens de la mesure tout marseillais que le Prado était « la plus belle promenade du monde »), dont le salon était sis au 4 puis au 38-40 de la rue Saint-Fé. C’est à peu près là que se tient Laurent, debout grâce à sa béquille, la main tendue. Il a un corps qui ne se laisse pas oublier, diabétique depuis la mort de son frère, il y a 6 ans. « C’est incroyable, ce que peut faire le corps humain, pour le meilleur ou pour le pire », dit-il avec philosophie. Il aime bien cette rue, Laurent. Une dame lui a offert un pull directement choisi en vitrine quand il a commencé à faire froid.

Aujourd’hui, on ne peut pas dire que les arts soient à l’honneur par ici, à part la musique peut-être, grâce aux manifestations qui défilent dans la rue de temps à autre. Quand il n’y en a pas, les commerçants organisent le passage d’une batucada, histoire d’ambiancer un peu les après-midi shopping. Ce samedi, une cohorte de drapeaux français, probablement pas déclarés ni autorisés par la Préfecture, occupe le milieu de la rue, défilant sous le regard vide ou indifférent des badauds et des mannequins. On entend la chanson popularisée par les Gilets jaunes « On est là » qui ouvre la marche vers la Préfecture.

La Révolution française avait veillé à dégager la perspective sud de la rue, qui donnait sur une église éponyme « absolument immonde », d’après les dires de Nicolas Mémain. Elle fut purement et simplement détruite en 1794, alors qu’on désacralisait la toponymie en faisant de la rue Saint-Ferréol la « rue du Niveau », partant du constat que c’est une des plus plates de Marseille, et que de même qu’on mesure le niveau de la mer sur la corniche, on pourrait spéculer sur la platitude de la terre en posant une bulle d’eau sur les presque 500 mètres de la rue du Niveau. Symbole d’équilibre, la rue s’est rapidement lestée à chaque extrémité : l’écrasant bâtiment de la Préfecture construit dans les années 1860 à un bout de la rue, fait pendant à la chambre d’hôtel qui hébergea temporairement Karl Marx sur la Canebière, en 1882, avant que l’hôtel du Petit-Louvre soit éventré pour permettre le passage de la rue Saint-Ferréol prolongée, où aujourd’hui on complète ses courses en continuant tout droit jusqu’au Centre Bourse. S’il revenait en char sur la Canebière – comme semblait le craindre la droite marseillaise aux dernières élections municipales –, Marx se trouverait à la rue, et n’aurait plus qu’à s’assoir par terre, au pied du distributeur automatique qui semble délivrer les tickets d’entrée dans la rue Saint-Fé.

Nicolas-Mehdi y est installé, assis les bras autour des genoux, l’air très fermé. Il secoue la tête sans trop s’en rendre compte, il regarde les genoux des gens passer sans lever les yeux, et la surprise d’être vu le sort de sa torpeur. « J’ai déjà trop parlé aujourd’hui. Un autre jour, avec plaisir. » C’est dur de sortir de l’invisibilité, mais il a les oreilles qui traînent, il écoute la conversation malgré les « On est là » un peu assourdissants de la manif. Il est jeune, il a un regard très clair, très beau, lumineux sous ses cheveux noirs. « J’ai deux prénoms : Nicolas, Mehdi. – Au choix, ou les deux ? – Comme vous voulez. »

Un type déboule dans la rue comme on entre en scène pour un défilé de mode, extraordinairement présent, avec le sourire et l’assurance de quelqu’un qui sait qu’il va se faire des amis aujourd’hui : au bout de la laisse, un bébé husky trottine avec maladresse et tout le monde se retourne, le montre du doigt, et le petit chien semble s’appliquer à renvoyer à chacun son regard et un sourire, y compris à Nicolas-Mehdi que cela laisse profondément songeur, la douceur de l’apparition du petit chien.

De l’autre côté du distributeur de billets, alors que très rapidement, évitant autant que possible de permettre une quelconque interaction avec les deux humains postés de part et d’autre, des gens viennent retirer des sous, Daniel sort sa flûte. En jogging bleu avec casquette, il profite d’un moment de calme pour tenter un morceau. Daniel est un vieux de la vieille à Marseille, depuis 1979, dit-il. Il joue de quatre instruments, même si de fait souvent il privilégie la flûte. Il a un visage qui lui fait mal, des problèmes de dents, et un corps qui a froid et qui fatigue. Il a pu faire refaire ses dents récemment, c’est pas mal, il sourit pour montrer. Ça va mieux, bien qu’il articule difficilement et qu’il entende mal, mais il peut toujours jouer alors il ne se plaint pas. Comme Orphée enchantant les êtres animés et inanimés grâce à sa lyre, ou le joueur de flûte de Hamelin avec sa procession de rats dans le conte des frères Grimm, on se demande si Daniel pourrait mobiliser la cohorte de mannequins sans âme de la rue, comme une armée zombie manifestant pour la paix en Ukraine et la fraternité partout, au son de l’inénarrable « On lâche rien » dont l’écho résonne drôlement fort en cette après-midi d’hiver : « C’est tellement con, tellement banal, de parler de paix et de fraternité, quand des SDF crèvent sur la dalle et qu’on fait la chasse aux sans-papiers ».