Stephan Muntaner|_@_|
On est en 2021 après Jésus-Christ et en France comme ailleurs, toutes les grandes métropoles occidentales affichent des centre villes gentrifiés, dont les loyers prohibitifs et les commerces à destination des riches ou des touristes ont achevé de repousser les populations les plus pauvres bien loin dans les marges.
Quelques milliers d’habitants qui se connaissent tous de vue car les rues sont étroites et on n’échappe pas aux vis-à-vis. Dans ce petit entrelacs de rues se dessinent ici et là des places qui n’ont même pas la prétention de s’appeler places.
Ici trônait autrefois un marché couvert, une halle aux poissons tenue majoritairement par des poissonnières dont on trouve en cherchant rapidement sur internet les portraits, des femmes fortes, souriantes, fichu sur les cheveux derrières leurs étalages dégoulinants, avec des étoiles de mer et des poulpes dessinés sur les murs de la halle. Sur les photos en noir et blanc on n’a pas l’odeur, mais il semble que ça devait sentir fort car c’est pour cette raison, pour assainir la place, et pour complaire aux hôteliers qui voulaient tenter leur chance d’attirer les touristes dans ce quartier idéalement situé entre la gare et le Vieux Port, que la halle fut rasée en 1981.Exit les poissonnières donc.
Quelques touristes c’est vrai, qui serpentent autour du bas de la rue d’Aubagne, dans les commerces typiques de notre village gaulois : pas de serpe d’or mais une Palme d’or, tenue par la taulière Jiji (appelons-la Jijix ?), pas de sanglier et guère plus de poisson mais des produits « exotiques » chez Tam-Kyx, des épices chez l’incontournable Saladix.
La disparition des poissonnières n’a pas vraiment réglé la question de la salubrité du quartier, il suffit de voir les poubelles déborder et grouiller de rats dès la nuit tombée. Les bagarres légendaires de notre petit village sont loin d’avoir disparu aussi, bien qu’on ne s’y batte pas à coups de poissons, mais de temps en temps des éclats de voix font sortir les têtes curieuses aux fenêtres.
- Qu’est ce qui se passe encore ?
On voit un groupe de gens se rassembler sous les arbres, équipés de ce qui, vu d’en haut, ressemble à des tambours. Une autre voisine est tellement penchée par la fenêtre pour voir qui fait quoi que j’ai un peu peur pour elle. Elle sent que je la regarde, se retourne et me salue d’un signe de la main – on a eu l’occasion d’échanger nos recettes pour se débarrasser des punaises de lit, la pauvre a subi le confinement chez elle avec ces parasites qui rendent fou tout le quartier.
L’orchestre se met en place et d’un coup, roulement de tambours. Le chat sursaute en pleine sieste et file se cacher, l’immeuble tremble. Une batucada ! Impossible d’espérer faire quoi que ce soit à la maison, je descends les escaliers, je croise un voisin qui râle contre le bruit. La dernière fois que des artistes sont passés sur la place, ils ont laissé des traces de peinture, ça le contrarie. Pas qu’il soit contre l’art, au contraire.
Sur la place, les joueurs de la Batucada sont disposés là où était la halle aux poissons, entourés d’une foule grossissante de badauds aux yeux brillants qui hochent la tête au rythme des percussions, les enfants extatiques. Les femmes qui achètent leurs légumes en face, dont beaucoup viennent de loin, des quartiers nord, pour trouver ce qu’elles veulent ici et pas trop cher, regardent le spectacle d’un peu loin, mains sur les hanches, telles feu les taulières de la Halle aux poissonnières. La terrasse du café-kebab déborde.
Les joueurs portent des t-shirts noirs où l’on reconnaît un motif qu’on a vu fleurir sur les murs après le drame de la rue d’Aubagne, en novembre 2018. Un triangle dans lequel un batuqueiro joue sous un immeuble qui s’effondre.
Les clients en terrasse, habitués ou passants attirés par le bruit, profitent. Il y a là Mohamed Guellati qui était en train de rêvasser à l’idée de venir un jour habiter à Marseille. Il hésite encore mais avant de passer le pas, il prépare un spectacle à venir présenter sur la place, qui s’appelait « l’écrivain public » quand il était joué en salle, mais qui s’appellera « Quel temps dehors ? » pour sa version in situ marseillaise. Entre l’écrivain et l’écrivain public, la frontière est mince et vite franchie. Il y a nombre d’écrivains publics au coin de la rue ; et autant d’associations qui aident celles et ceux qui s’adressent à eux. Mais souvent les gens sonnent simplement à la porte de leur voisin qui a la réputation d’être plus lettré, ou demandent de l’aide au café.
On est habitués à ce que les gens nous racontent leurs histoires, en imaginant qu’on saurait quoi en faire dans une prochaine création. Mais ces derniers mois, on demande souvent à l’écrivain du coin d’écrire à la mairie pour signaler qu’une corniche menaçait de tomber sur les passants dans la rue ; d’écrire à Panzani pour demander des dons alimentaires ; de remplir un constat de dégât des eaux ; de faire une lettre à l’école pour expliquer les difficultés d’un enfant délogé ; de faire des courriers recommandés réclamant les rapports d’expertise d’un immeuble en péril ; de réclamer le remboursement des box loués par les habitants des immeubles évacués pour stocker leurs affaires… Raconter les histoires des gens n’a jamais semblé une ressource aussi vitale.
L’écrivain public incarné par Mohamed Guellati rêverait d’écrire des lettres d’amour. Moi aussi. Ça arrive quand même parfois, je lui dis. Il me sort un petit texte que lui a inspiré la Halle Delacroix :
On se tait en regardant la batucada, comme un joyeux orchestre de résistance populaire qui ne se laisserait ni taire ni cacher. Je ne sais pas dire ce que sera la Halle Delacroix dans 30 ans, elle qui est au cœur des projets de « requalification » de la Métropole. Ici et là, on voit fleurir de nouveaux commerces qui cristallisent les craintes d’une gentrification en marche, qui chassent les pauvres plus ou moins littéralement (les biffins qui occupent les trottoirs le soir, avec leurs draps couverts de chargeurs et de chaussures d’occasion, en savent quelque chose), avec plus ou moins de complexes, avec une efficacité probable.