Parc François Billoux, Marseille

Les nouveaux prédateurs

Par Valérie Manteau

Parmi toutes les histoires qu’on peut colporter sur les quartiers Nord de Marseille, et dieu sait qu’il s’en raconte mille et une variantes, on entend rarement quelqu’un du centre-ville dire qu’il (encore moins elle) y va bouquiner au parc.

Ou qu’il ou elle y emmène jouer ses enfants.

On dirait qu’on est encore dans les années 1950, quand n’existaient dans tout Marseille que 4 grands jardins publics, tous dans les quartiers Sud (Puget, Borely, Longchamp et Pharo). Pourtant, comme le raconte l’historienne Judith Aziza[1], à partir des années 1960 la Ville a massivement investi pour ouvrir des espaces verts à disposition de tous, et c’est ainsi qu’en 1974 Marseille a racheté à la sucrerie Saint-Louis, alors presque centenaire et pilier du quartier éponyme, 58 hectares, comprenant deux bastides, une ligne de chemin de fer desservant l’usine et un moulin, pour en faire, à la demande des élus communistes, un jardin public pour ce quartier ouvrier. C’en est aujourd’hui encore l’un des plus charmants de Marseille et des plus riches, en termes d’essences d’arbres.

Il a pris, en hommage, le nom d’un élu historique du secteur et résistant du Parti : François Billoux.

Le parc accueille aujourd’hui la mairie des 15e/16e arrondissements, dans l’ombre de la sucrerie qui a cessé son activité, ses employés rejoignant au chômage le quart des habitants du secteur, qui était pourtant le cœur industriel de Marseille. On voit encore des cheminées d’usines pointer çà et là dans le paysage, faisant peine à côté des tours d’Euroméditerranée qui se partagent la skyline avec Notre-Dame-de-la-Garde. Avec tout ça, le secteur a cessé de voter majoritairement communiste ; il a majoritairement cessé de voter tout court, d’ailleurs.

Le stigmate des quartiers Nord lui colle à la peau, et il n’y a guère que le marché aux puces pour attirer du monde par ici ; mais ceci est appelé à changer.

Depuis fin 2019, on peut y venir en métro du centre-ville, la ligne ayant ouvert son nouveau terminus à Gèze, à deux pas. Le loup est dans la bergerie : cette station a pour mission de « décloisonner » le quartier, permettant à ses habitants de venir en centre-ville, mais peut-être, surtout, au grand centre-ville d’étendre ses bras avides jusqu’aux quartiers Nord.

Habitant l’Estaque, Edith Amsellem avait, elle, l’habitude de venir au parc François-Billoux avec sa fille quand elle était petite ; probablement par le précieux bus 35, qui emmène les gamins d’ici à la plage de Corbières. Aujourd’hui, sa fille a bien grandi, elle aurait plutôt l’âge d’escalader les barrières du parc après la fermeture pour venir y faire la bringue avec ses copains. Quoiqu’on ne sache pas vraiment s’il y a des fêtes, la nuit, dans ce jardin municipal.

Dans le coin le plus en friche, au bout de la voie ferrée, un portail mal fermé ne bloque pas vraiment l’accès au château hanté qu’est l’ancienne sucrerie. On trouve quelques capotes abandonnées, traces d’une certaine activité nocturne. On se demande si on serait à l’aise, ici, la nuit, malgré la bulle paisible et conviviale qu’est ce jardin public quand il est occupé par les gamins et mis en musique par les cigales. Car quand on parle de peurs et d’occupation de l’espace public, à Marseille comme ailleurs, on pense d’abord et évidemment aux difficultés qu’y ont les femmes.

La forêt urbaine nous est un espace inhospitalier, et ceci ne s’est guère amélioré pour les plus jeunes générations... 

Or en pleine journée, le parc François-Billoux est une bulle de convivialité féminine, où les mères pique-niquent à l’ombre alors que les enfants, dédaignant les jeux installés pour eux, s’éclatent dans les jets d’eau. Si les groupes de mères se mélangent peu, leurs enfants jouent ensemble sans distinction, et on se fait la réflexion que les plus âgés ont une aisance, une fluidité dans les rapports garçons-filles que nous n’avions pas à leur âge.

Parmi les plus grandes, on voit peu de tenues légères malgré la chaleur ; et la raison en est sans doute autant de pudeur ou de conservatisme religieux, que du désir de pouvoir circuler à peu près en paix, sans subir les regards dégoulinants de certains, dignes de Tex Avery, et les remarques qui vont avec.

Mais quand la nuit sombre, tous les prédateurs sont de sortie, et ils ne sont pas toujours – pas seulement –, ceux à qui l’on pense quand on parle de l’insécurité de ces quartiers dont les jeunes, particulièrement les garçons, sont tellement stigmatisés.

Dans l’avenue qui longe le parc François-Billoux, une plaque commémorative rappelle qu’une nuit de 1995, un adolescent noir a trouvé la mort en croisant le chemin de colleurs du Front national. Joana Fidalgo[2], qui militait alors pour faire une place aux jeunes filles des quartiers populaires de la ville, se rappelle avoir  pris conscience, avec l’assassinat d’Ibrahim Ali, qu’opposer garçons et filles sur ces questions d’insécurité était trop manichéen et que « l’espace public était un danger, pour tous... ».

Il a fallu 26 ans et un changement de municipalité pour que cette avenue, qui borde un secteur qui fut aux mains du FN, porte enfin le nom d’Ibrahim Ali, en mémoire.

Ce meurtre a laissé une trace persistante dans l’inconscient collectif des habitants des quartiers. C’est au cours d’un atelier avec des adolescents du lycée Saint-Exupéry qu’Edith Amsellem a trouvé le titre du spectacle qu’elle viendra jouer au parc les 21 et 22 juillet : J’ai peur quand la nuit sombre, une phrase empruntée à un jeune qui lui fit remarquer que lui aussi se sentait exclu de l’espace public.

J’ai peur quand la nuit sombre, elle en a fait un spectacle inspiré du Petit Chaperon Rouge, mais dans une version plus féministe, plus optimiste aussi.

Plutôt que voir les générations comme vouées à se remplacer sans coexistence possible, les plus jeunes poussant les précédentes vers la sortie (dans la gueule du loup), « J’ai peur quand la nuit sombre » met en scène trois générations de femmes fortes et solidaires, inspirées par Virginie Despentes et Paye ta Shnek, « en mode Koh Lanta ». 

Créé à Marseille en 2018, le spectacle n’avait pu obtenir d’autorisation de jouer dans un jardin municipal sous l’ancienne majorité – une interdiction motivée pour des raisons de sécurité qui n’existent qu’à Marseille apparemment, puisque le spectacle a joué dans une trentaine de villes, avant de pouvoir être accueilli dans l’espace public de sa ville natale.

Mais pendant qu’au sein du parc, on invente tant bien que mal un espace de coexistence, de jeux, d’échanges, si on se hisse pour regarder par-dessus les haies de cette bulle de verdure, c’est comme passer de l’autre côté du miroir : le quartier est dans un chaos indescriptible, et le monde qui vient, dont les ombres s’étendent déjà à l’horizon, n’a pas fini de poser des enjeux d’occupation de l’espace public, de qui y est souhaité ou rejeté.

Fini les pas de loups, ici désormais on envoie du lourd, police et pelleteuses en guise de chars.

La passerelle Gèze, qui dominait les environs, abritant des centaines de vendeurs à la sauvette riverains du marché aux puces et offrant aux automobilistes une des plus belles vues d’autoroute du monde, a été démolie. Le périmètre est en plein chantier, juxtaposition de terrains vagues, d’immeubles anciens souvent délabrés et d’autres flambant neufs. Une « maison du projet » annonce le futur « éco-quartier méditerranéen » Les Fabriques, dont les îlots devraient accueillir de nouveaux habitants, des espaces de co-working et des entreprises à partir de 2022.

Les premières grues ont été montées il y a quelques mois et, accompagnées d’une armée de pelleteuses et de travailleurs transpirant en plein cagnard, s’agitent pour ouvrir des tranchées, dévoyer les réseaux humides et poser les premières pierres d’un quartier signé Bouygues et qui se veut « résolument méditerranéen », quoi que ça veuille dire. Les trottoirs sont d’ores et déjà devenus aussi hospitaliers aux piétons que ceux de Beyrouth – référence méditerranéenne certes, dont on se demande aussi si elle a inspiré la spéculation immobilière qui arrose le quartier et y fait pousser ces nouveaux genres de champignons éco-habitables qui risquent, ici comme là-bas, de rester désespérément vides faute d’habitants assez fortunés pour les occuper. 

Au marché aux puces, promis à rénovation complète, des panneaux d’affichage géants annoncent « Euroméditerranée acte 2 : l’opération qui transforme Marseille », en prenant comme exemple les premières réalisations d’Euromed : « Il suffit de voir ce qui a été fait sur la Joliette, c’est très agréable », témoigne un improbable anonyme.

Les Fabriques ambitionnent de « faire entrer les quartiers Nord dans la modernité et la durabilité »[3].

En matière de durabilité, on a commencé, comme souvent à Marseille, par faire table rase du passé. Dans les ruines de leur ville éphémère, respirant sa poussière, à l’ombre des palissades en tôle qui protègent le chantier, subsistent tant bien que mal quelques obstinés de l’immense marché informel qui se tenait ici il y a peu encore. S’y vendent, posés sur un drap rapidement repliable en cas de descente de police, des chargeurs, des K7, des chaussures, un livre intitulé Survivre avec les loups, et les inénarrables cigarettes Malboro de contrebande.

Un éboueur, qui prend sa pause, soupire : « C’est sale ici, c’est infiniment sale. On ramasse, ils vont rechercher dans les poubelles, ils ramènent ici. C’est une boucle sans fin. Il faut que ça change, mais les repousser plus loin, ça ne va pas suffire... »

Ça va être Disneyland ce quartier, si on en croit les prévisualisations, mais pour l’instant on est encore dans l’arrière-boutique.

D’ailleurs on voit passer, sortant d’un hangar, le petit train touristique qui va du Panier à Notre-Dame de la Garde, un trajet classique qui ne passe pas par ici, loin s’en faut... mais le petit train fait comme tout le monde, il vient au marché aux puces pour changer ses pièces usagées. Ou peut-être rentre-t-il simplement au quartier quand sa journée de travail est finie, comme tant de celles et ceux qui font la Marseille de la carte postale. 

Bientôt, ici : « un grand boulevard “très végétal” de près de 45 mètres de large, soit l’un des plus amples de Marseille, avec pistes cyclables et larges trottoirs de chaque côté. »

Pour l’instant, ici : un boulevard chaotique en plein travaux sur lequel ne s’aventurerait jamais un vélo, surplombé de quelques immeubles et maisons pauvres mais fleuries d’arbres de Judée, de lauriers roses et de bougainvillées, une circulation dangereuse, une chaleur étouffante pour les rares piétons mais surtout pour les vendeurs et vendeuses qui bien qu’ayant reçu 5/5 le message qu’ils n’étaient prévus nulle part dans le projet « moderne et durable » du quartier, jouent la montre en restant là à même le sol, « en mode Koh Lanta ».

Des photos par dizaines, envolées d’un même album qui a dû être en vente ici avant d’être abandonné, jonchent le bitume. J’en retourne une, puis quelques pas plus loin une autre, et encore une autre. Un album de famille sur plusieurs générations dont j’identifie des personnages récurrents : grand-mère, mère, et un bébé les yeux grand ouverts sur un monde nouveau dans lequel on n’a plus besoin des traces des générations précédentes. Je ramasse toute la généalogie comme le petit Poucet, en retournant les photos éparpillées au sol une à une. 

Un groupe de jeunes loups, assis à l’ombre sur leurs scooters se demande ce que je fabrique à ramasser ces déchets et m’interpelle : « Petite sœur ! ». « Que cherches-tu petite sœur ? »

[1]   Une histoire de Marseille en 90 autres lieux, Marseille, éditions Gaussen, 2021

[2]   Co-fondatrice des collectifs Femmes Afrique Méditerranée et Les Rosas; citation http://culture.les-etats-generaux-de-marseille.fr/?page_id=300 10’ minute de l’émission

[3]   https://madeinmarseille.net/37514-fabriques-eco-quartier-marche-puces/