Par Valérie Manteau
Par Stéphan Muntaner
« La fac Saint-Charles, déjà c’était le centre de la ville. Et pendant ces années-là, c’était l’endroit le plus ouvert de Marseille. Ça a changé depuis, bien sûr... On y était comme chez nous : on prenait les salles, l’amphi, la salle de conférence. On y tenait des ateliers de formation au Manifeste du Parti communiste. Les lycéens, tout le monde venait se réunir ici. On avait rebaptisé la fac : Université autonome, démocratique et populaire. »
Pour un enfant des quartiers Nord, encarté au Parti Communiste dès l’adolescence avant d’être scolarisé au lycée Thiers (à l’époque, à peine 12% d’une classe d’âge allait au bac : très majoritairement, des enfants de la bourgeoisie), accéder à la fac Saint-Charles c’était infiltrer le milieu des « intellectuels », et le chef de section en charge des intellectuels (« il n’y connaissait pas grand-chose », persifle Samy avec malice, 50 ans plus tard) avait donné pour mission au jeune Samy Johsua de mettre un peu d’ordre là-dedans. C’était juste avant mai 1968.
S’il fallait encore une preuve, dans le droit fil du percement des boulevards haussmaniens pour contrer les manifestations, que l’urbanisme est politique : l’intention était évidente, en divisant la population étudiante et en coupant la jeunesse du centre-ville, potentiellement bouillonnant. Alors que les étudiants en droit et en lettres se regardaient en chiens de faïence à Aix, la fac Saint-Charles s’agitait. Le campus vibrait à l’unisson de la gauche allemande, au rythme des manifestations de soutien au Viet-Nam, ou de deuil à la mort du « Che », en 1967. Tous les regards des révolutionnaires étaient tournés vers l’étranger, et l’internationalisme était au cœur de la vision du monde des jeunes de l’époque.
Le fait que ce fut de la fac de sciences que partit le mouvement marseillais ne change pas rien à l’affaire : certainement, comparé aux têtes d’affiches parisiennes, les leaders de Mai-1968 à Marseille étaient « moins intellos » ; mais c’était « beaucoup plus populo qu’à la Sorbonne », rappelle Samy Johsua, lui-même issu d’un quartier très populaire, le Parc Bellevue (13003), qui maintient que les disciplines scientifiques sont plus démocratiques que les humanités – puisqu’il est bien rare que les discussions au sein des familles creusent une quelconque inégalité en matière scientifique. N’importe quel étudiant de classe populaire débarqué en hypokhâgne sait qu’il n’en va pas de même dans toutes les disciplines...
Quand les grèves commencèrent, les militants virent avec exaltation la mécanique révolutionnaire se dérouler, « exactement comme prévu dans les livres ». « On était sûrs qu’on allait se faire massacrer. » Littéralement ? Les jeunes révolutionnaires ont l’exemple de La Commune en tête – d’ailleurs le lycée Thiers est rebaptisé Lycée de la Commune. Le 30 mai 1968, environ 400 étudiants sont retranchés dans la fac Saint-Charles pendant que les Gaullistes défilent sur la Canebière. « On était persuadés qu’ils allaient venir nous chercher. » Parmi les étudiants, le mot d’ordre est de ne surtout pas aller au contact ; mais les lycéens, incontrôlables, y vont quand même. « Les manifestants scandaient : “La France aux Français !” (en référence à Cohn-Bendit) et les lycéens brandissaient leurs cartes d’identité », scène à peine imaginable, pour celles et ceux qui n’ont pas connu la période. « Mais finalement, conclut Samy Johsua, se rappelant avoir écouté le discours du général De Gaulle dissolvant l’Assemblée dans le Grand Amphi, autour d’une radio, avec tous ses camarades, qu’est-ce qu’il reste de tout cela ? On a vraiment perdu... »
Certes, elle reste un des rares et plus grands lieux de rassemblement de Marseille, et continue d’accueillir des universités d’été de partis, ou des événements militants de grande ampleur, encore dernièrement en juin 2019 les États généraux de Marseille, réunissant des dizaines de collectifs, associations et syndicats locaux pour travailler ensemble à une refondation de la ville après les effondrements de la rue d’Aubagne.
Mais, alors que les universités parisiennes s’embrasent dès le soir du 1er tour de l’élection présidentielle de 2022, la fac Saint-Charles reste stoïque. « Il ne s’y passe plus rien, c’est fini », regrette Daniel Garnier, qui y fut étudiant avant d’y être professeur, aujourd’hui retraité. Pour lui, depuis la fusion des facs sous la « marque » AMU, première à se faire en France, sous la présidence d’Yvon Berland, candidat (très) malheureux à l’élection municipale de 2020 sous la bannière LREM, a signé définitivement la fin de toute une époque. Samy Johsua doit remonter bien loin – jusqu’à la campagne de Juquin, en 1988 – pour se rappeler un dernier bras de fer militant à la fac (« On a fait ce qu’on savait faire : enchaîner les grilles. Ils ont coupé l’électricité pour nous emmerder : toutes les expériences, avec les animaux de laboratoire, se sont retrouvées hors service. Heureusement, on avait un générateur... »). Mais il tempère un peu sa nostalgie d’ancien combattant, en citant pêle-mêle, Trotski et Marx pour expliquer que les révolutions sont toujours faites par des moins de 30 ans, et sa propre fille : « On ne peut pas tuer l’espoir, m’a dit un jour ma fille. Et on est toujours là, toujours indignés, ravis de voir toute cette jeunesse prendre la relais ».
Relais pris du côté de Lila, jeune étudiante en théâtre à Aix-Marseille Université, qui participe au spectacle Hall Station présenté du 17 au 21 mai sur le campus, mis en scène par Constance Biasotto, inspirée par un best-seller des années 1970, Femmes qui courent avec les loups, dont la tonalité fait écho aux questions éco-féministes qui reviennent à la mode aujourd’hui. L’occasion de rappeler que c’est à Saint-Charles qu’a eu lieu en 1970 l’une des premières AG du MLF [Mouvement de Libération des Femmes] en non-mixité... un sujet qui continue de défriser certains et d’alimenter les débats sur le supposé « wokisme » des campus du XXIe siècle.
Très consciente de l’héritage soixante-huitard de la fac marseillaise, Lila la perçoit comme « beaucoup plus engagée, militante, de gauche, que le campus d’Aix. » La solidarité avec les Ukrainien-nes y est active, et même pendant le confinement, les occupations de théâtres ont été suivies et appuyées. Lors de la manifestation du 1er Mai, le « comité de mobilisation de la fac Saint-Charles » était bel et bien présent et défilait fièrement derrière une bannière « Attaques antisociales et réactionnaires / Riposte étudiante et vénère », avec des revendications sur la régularisation des étudiant-es sans-papiers, et contre la précarité qui sévit sur les campus ces dernières années, particulièrement depuis le confinement. « C’est une période... étrange pour être étudiant », reconnaît Lila ; le fait d’avoir été enfermé-es pendant des mois a destabilisé toute une génération coupée dans son élan, et qui commence à peine à trouver ses marques dans l’espace public.
La campus est en constant chantier, difficile à habiter. Et le nouveau bâtiment « Turbulence », inauguré tout récemment dans un coin relégué du campus, presque sur l’autoroute, pour accueillir des étudiants en Arts dans cette caserne de scientifiques, n’est encore qu’un cube sans âme dont les salles vides résonnent un peu creux. Mais comme le souligne un bon mot, attribué à différents ministres de l’Education nationale : « La jeunesse c’est comme le dentifrice, quand ils sortent on ne peut plus les faire rentrer. » Et il faut leur accorder qu’ils savent se mobiliser massivement pour les causes qui leur tiennent à cœur : on l’a vu ces dernières années à Marseille lors des marches climat, ou dans le sillon du mouvement Black Lives Matter. Alors, l’élan révolutionnaire venu des facs est-il vraiment mort et enterré ? Gare au retour de refoulé quand on construit, comme c’est le cas de la fac Saint-Charles, sur d’anciens cimetières...
Dans le bâtiment de la bibliothèque universitaire, construit par Fernand Pouillon dans la continuité des immeubles de la rive Nord du Vieux-Port, une exposition temporaire ressucite, sous le titre Réalités et rêveries de l’ancien musée colonial de Marseille, le « très bel héritage » (sic) du fondateur de l’Institut colonial marseillais, Edouard Heckel, dont la pièce maîtresse est un échantillon, unique au monde, d’une espèce de palmier de Madagascar aujourd’hui disparue. Si les panneaux explicatifs reconnaissent que « les décolonisations ont jeté le discrédit sur ces collections », l’idée est de réfléchir à « l’esquisse d’un futur musée qui serait accessible au public », « ébranlant les silences et les non-dits de la cité phocéenne », interrogeant les collections botaniques en se demandant « ce qu’elles racontent de notre passé colonial et de notre présent ». « Nous voudrions exhumer l’histoire matérielle et humaine d’institutions qui, entre sciences et colonisation, participent pleinement de l’héritage colonial et post-colonial de la cité phocéenne. En d’autres termes, nous souhaitons donner à voir une dimension beaucoup plus large du Musée colonial, totalement oubliée aujourd’hui. »
Une présentation qui pèche, comme le pointe un article incisif, publié par l’ancien enseignant Daniel Garnier et annonçant plus ample développement dans un livre à paraître, Guide du Marseille colonial [1], par la faiblesse de la présentation du contexte historique et géopolitique de constitution de la collection présentée ici principalement, et assez naïvement, pour son intérêt scientifique.
Car, c’est dans les années 1960, au moment des indépendances, que les 1500 m2 d’exposition du Musée colonial présentés dans la fac Saint-Charles ont été littéralement mis sous le tapis – quand ce n’est pas carrément jeté à la poubelle. Il aura fallu presque un hasard, et l’intérêt d’un chercheur, Bruno Vila, pour que le sujet revienne à la surface, aidé sans doute par un regain d’intérêt national, en particulier dans la jeunesse, pour la question coloniale et les enjeux écologiques, deux axes sous lesquels le « futur musée colonial » de la fac Saint-Charles aura beaucoup à dire. Alors que les polémiques vont et viennent autour des statues entourant l’escalier de la gare Saint-Charles, qui sont régulièrement l’objet d’actions de sensibilisation des militants décoloniaux, les héritages des deux grandes expositions coloniales qui se tinrent à Marseille en 1906 et 1922, dont le musée colonial, les statues de Saint-Charles et les grilles du parc Chanot sont les témoins dispersés et encore mal connus des Marseillais-es car mal documentés, le fait de faire resurgir une part du patrimoine presqu’enfouie de l’histoire marseillaise devrait mobiliser toutes les intelligences. Pour une fois, Marseille pourrait faire mentir sa réputation de ville éphémère et ressusciter ce qu’on croyait définitivement perdu. Il ne restera plus qu’à faire pareil avec l’espoir de 1968...
* Le Guide du Marseille colonial paraîtra en septembre aux éditions Syllepse / Courte Echelle