quartier de la Viste

Grands ensembles

Par Valérie Manteau

C’est une zone intermédiaire, entre ville et banlieue, entre mer et collines, sur la route qui autrefois était l’axe principal reliant Aix et Marseille. Un quartier traversé par de multiples frontières : quartier Nord, friche d’un côté, cité HLM de l’autre, autoroutes de part et d’autre, ruisseau, ligne de chemin de fer. 

Quand on n’y habite pas, la Viste est d’abord un point de vue sur Marseille en toutes lettres, une carte postale qui, pour se sortir de la mauvaise réputation qui lui colle à la peau, se rêve en Hollywood. Les gens qui atterrissent à Marignane ont tout le loisir de fantasmer, vu du ciel. Mais comment grandir, habiter, s’en sortir, dans un décor qui joue un peu le rôle de cache-misère ? « Tu vois les lettres ? Ben j’habite juste derrière. » Au ras du sol, dans l’ombre des tours, on se repère comme dans une bataille navale (A3, C2, LV38) entre les bâtiments dessinés par Georges Candilis dans les années 1950, dans l’ensemble de la Viste « 38 », que le ministère, dans une étude patrimoniale, désigne comme « un ensemble signal, perçu depuis les entrées Nord de la ville »[1].

La Viste, comme un poste frontière dans Marseille. D’où l’on guette, depuis ce perchoir, ceux qui ne font que passer, le passé enfoui et tout ce qui ne passe pas.

Point de vue

Du haut de la colline, en partie faite de remblais, palimpseste des transformations du paysage, on a peine à reconstituer le spectre des siècles passés. C’est d’ici que l’historien du quartier Henri Carvin imagine les guetteurs de l’Antiquité, surveillant l’arrivée de l’équipage légendaire de Protis, dans l’anse du Vieux-Port, que l’on devine au loin. « Le plateau de la Viste a joué un rôle important dans l’histoire de nos quartiers Nord. Surplombant la côte marseillaise, il a permis aux populations anciennes (Celtes, Ligures, Salyennes) de voir arriver l’étranger par la mer. Nul doute que ces indigènes ont vu débarquer les grecs de Phocée, 600 ans av. J.-C. »[2] Aujourd’hui, le port accueille des bateaux de croisière qui polluent et des cargos qui déchargent bruyamment, et stockent leurs conteneurs en jolis tas colorés sur la colline.

Quelques jeunes guettent toujours, mais ils n’attendent pas que Gyptis vienne à eux. Pour trouver « d’autres filles » que leurs voisines, ils prennent le scooter et vont à l’autre bout de la ville, dans les quartiers Sud, au Prado.

La plupart du temps, ils ne s’éloignent guère du quartier. Il faut dire qu’ils ont la vue sur mer, la plus belle de la ville. Il paraît que c’est d’ici que Stendhal a vu la mer pour la première fois, à vingt-deux ans[3]. Une réalité tenace, malheureusement, est qu’il ne suffit pas d’avoir vue sur mer pour savoir nager ; et de ce point de vue, certains gamins d’ici ne sont guère plus avancé qu’un touriste du XIXe siècle, découvrant la mer au terme d’un long voyage. Il paraît que pendant un temps, un tunnel secret a permis de circuler de la cité jusqu’à la piscine de l’école privée qui se trouve au bout du promontoire de la Viste. Comme quoi, on sait se débrouiller.

Au quotidien, les jeunes se retrouvent sur la placette centrale de la cité (elle a un nom, mais personne ne l’utilise. C’est « la placette », devant chez Boualem l’épicier et le Centre social Del Rio. J’ai toujours trouvé ce nom extrêmement poétique, onirique, anti-misérabiliste : « le centre social Del Rio ». On s’imagine une référence exotique à la cascade des Aygalades toute proche. Une affiche du projet de journal du quartier Hier Aujourd’hui Demain[4] m’apprend qu’il s’agit en fait, tout simplement, du nom du créateur du centre, monsieur Del Rio. Après, rien n’empêche de rêver.) De là, on bouge vers l’un des stades au pied des tours. Plutôt bien entretenus, y en a pour tous les âges et toutes les activités : jeux pour enfants, basket, hand, foot bien sûr, pétanque au bout du beau jardin des étendoirs, qui ressemble à un champ de balançoires avec vue panoramique, même un terrain de tennis qui n’a pas trop trouvé son public, mais sur lequel les ados se verraient bien sortir les canapés pour jouer à la Play en plein air.

Ils trouvent peu d’intérêt à arpenter le quartier. Même s’ils vont au lycée ou au collège à pieds, le trajet ne les passionne pas. Pour aller à la Cité des Arts de la Rue, en contrebas, qu’ils fréquentent grâce aux activités proposées par le Centre social Del Rio, le chemin pourrait être direct, via le ruisseau des Aygalades. Il suffirait de traverser par le petit jardin cultivé, descendre à la Cascade, et remonter vers la Cité – en sortant de cette somptueuse jungle urbaine, se retourner et découvrir les tours fièrement élancées de la Viste qui nous surplombent. Jolie promenade. Mais le passage étant rarement ouvert au public, et l’enthousiasme des jeunes pour les balades en forêt n’étant plus ce qu’il était, ils prennent le mini-bus.

Circulez, y a rien à voir

Ancien maire du secteur, également écrivain, Lucien Vassal a passé sa vie à gambader dans « sa colline », qu’il a racontée d’un bout à l’autre dans une trilogie qui balaie le XXe siècle en déclinant les couleurs du temps qui passe. 
« Où étiez-vous ? Interrogeaient les parents.
– À la Colline, répondions-nous en choeur. »[5] 
À quatre-vingts ans passés, Lucien Vassal continue d’arpenter le berceau de son enfance tous les matins, à l’aube[6]. Le château qui était « l’orgueil du quartier de la Viste », après avoir servi de QG aux Allemands, fut détruit à la Libération, et remplacé par le centre commercial Grand Littoral et son immense parking qui, vu d’en haut, ressemble à un héliport. C’est ce centre aujourd’hui, qui est le but principal de promenade des jeunes sur la colline. Grand Littoral, que les jeunes appellent « Conti »  comme les vieux, pour Continent (certains se souviennent du slogan d’ouverture : « le plus grand continent du monde est à Marseille ! »), une enseigne disparue en 1999 et qu’ils n’ont pas connue mais dont le nom reste, étonnante permanence mémorielle dans ce paysage où tout se transforme et disparaît si vite, qu’on ne se souvient plus guère de ce que pouvaient y contempler nos prédécesseurs. Les cartes postales anciennes du quartier, les tableaux bucoliques du XIXe siècle, comme les récits de Lucien Vassal, montrent une campagne qui paraît un autre monde. 

Car le cœur du quartier, aujourd’hui, ce n’est plus tant le noyau villageois, ses maisons rassemblées autour de l’église et le Bar de l’eau fraîche qui appartenait aux grands-parents de Lucien, entre deux lotissements fermés au passants ; c’est le grand ensemble HLM de La Viste, le « 38 » et le « 74 », autour duquel s’articule toute la circulation – et un empilement de frontières, visibles et invisibles – du quartier.

Sur l’avenue de la Viste, de nombreux commerces sont aujourd’hui fermés et la vie de quartier limitée, sur cette artère très passante pour les voitures ; pour ceux qui sont ouverts, un ancien du quartier m’indique qu’ils sont tenus par des gens qui « vivent au-dessus de leurs moyens » – comprendre par là, littéralement, que les gérants vivent à l’étage du dessus. Devant l’entrée de la cité en revanche, on affiche ouvert, en grandes lettres presque aussi familières que le « Marseille » de Netflix : « La Viste – 10h 18h », les horaires et tarifs du point de deal du coin. Qu’on soit un géant américain comme Netflix ou le réseau local, on n’hésite pas à s’afficher dans l’espace public ici. On fait comme chez soi.

Hasta La Vista, siempre

Les jeunes se revendiquent « du 38 ». Même quand ils n’y habitent pas vraiment, au 38 avenue de la Viste (l’adresse qui a donné son nom aux tours de Candilis). Mais le 38, « ça claque ». On voit « LV38 » tagué sur les plans du quartier, et même dans la partie haute de la cité, le « 74 » qu’on appelle aussi « La Provence », et qui a la réputation d’être plus chic. Les filles se réunissent « au banc de la Provence », jolie expression qui désigne juste un banc (mais il y en a de toutes sortes et de très beaux), par-delà une rue qu’on appelle « la frontière », « parfois infranchissable, entre le 38 et le 74, la Viste et la Provence, deux cités, deux catégories d’habitants qui se tournent souvent le dos », comme le formulait le journal mural Hier Aujourd’hui Demain. Les immeubles de la Provence sont moins intéressants du point de vue architectural qu’au 38, mais les appartements plus grands, certains occupants originels du 38 y ont déménagé, les plus aisés, dit-on, et de certaines catégories privilégiées par le bailleur, dit-on aussi, grâce aux jeux de mobilité interne au parc social (la grande majorité des logements est gérée par le bailleur social Erilia, à l’exception de quelques étages d’appartements en accession à la propriété, sur « la frontière »).

Les maisons des ruelles de la Campagne Romani, en contre-bas, si elles ne sont pas organisées en lotissement fermé, se retranchent malgré tout derrière des murs en parpaing gris, peu avenants. Ici Stendhal a laissé une trace, celle de son nom de jeunesse, d’illustre anonyme promis à un grand avenir : le (long) chemin Henri Beyle. Quand les plaques de rue sont si vieilles qu’elles s’effacent, elles sont minutieusement rafraîchies d’un trait manuel de peinture bleue et blanche ; n’empêche, on ne se sent pas très bienvenus à faire les touristes. Des chiens se précipitent pour aboyer à notre passage, on devine des gabarits molosses rien qu’à la taille des pattes sous les portails.

Quand on arrive dans la cité, on est accueilli par des gamins, assis dans un coffre de voiture ouvert. Il y a un scooter brûlé, on dirait une œuvre d’art contemporain : disons que c’est le 1% culturel. Des têtes curieuses se penchent aux fenêtres des belles tours, avec leurs volets coulissants de couleur, qui animent presque organiquement la physionomie du bâtiment. Tout est calme et paisible. Les vélos des gamins pendent aux balcons, ainsi que le linge à sécher, malgré les nombreux espaces prévus en pied d’immeubles pour des étendoirs qui ont perdu leurs fils.

Mais surtout, ce qui saute aux yeux : des chats partout. Ça n’empêche pas les rats, malheureusement, nous détrompent les habitants. À quoi bon, alors ? Peut-être simplement pour la beauté de la cohabitation. Un grand matou roux pose, flegmatique, devant un bout de mur d’un bleu intense, sur l’ancienne aire de battage du blé qui est maintenant au cœur de la cité et qui pourrait devenir, d’après Hier Aujourd’hui Demain, « un musée à ciel ouvert qui rappellerait le passé agricole de la Viste ». Le chat plisse les yeux quand on le regarde, comme ébloui par sa propre majesté. Visiblement, à la Viste ils ont la vie belle : on voit de petites maisonnettes pour chat aménagées, et des bols de croquettes à tous les coins de jardin. Cela fait penser à Istanbul et comme par hasard, un monsieur qui nous hèle du haut de sa fenêtre a comme une pointe d’accent familier : « Vous voulez que je descende ? » Il vient bien de Turquie, mais ce n’est pas pour nous parler des chats qu’il a pris la peine de descendre. Ancien usager du jardin partagé suspendu au belvédère du parc Foresta, également du parc Brégante tout proche, ce jardinier amateur voudrait faire fructifier les terrasses du parking au pied de son immeuble. Il dit : « Je ne vous raconte pas tout ca gratuitement. Qu’est-ce que vous pouvez faire pour m’aider ? ». Il ajoute, poétiquement : « Il faudrait caresser pour moi le cœur de la mairie. » C’est qu’ici, entre le Centre social, le bailleur et la mairie, certains ne savent plus trop à qui s’adresser – alors, pourquoi pas aux passants étrangers à la cité, qui sauront peut-être faire l’intermédiaire avec le monde institutionnel, qui semble inaccessible.

Quelques pas plus loin, on sort de la cité, et nous voilà de nouveau dans les allées résidentielles du quartier dit « des Arméniens ». Des maisons, des nains de jardin, des chiens qui accourent en grognant.

Sans le savoir, on a franchi ici une barrière invisible, pernicieuse : un sifflement insupportable hérisse les oreilles de la plus jeune de nos accompagnatrices. On a beau chercher d’où il peut venir, il faut se rendre à l’évidence : les boîtiers d’ultra-son « anti-jeunes », dont on annonçait en 2008 la commercialisation auprès de bailleurs dans la région de Marseille[7] , ont leurs adeptes par ici – ces sons agressent les oreilles juvéniles et ne sont plus audibles après un certain âge, instrument du crime parfait contre la mixité générationnelle.

Une des employées de l’Espace lecture et écriture (ACELEM) installé dans la cité, qui rêve de projets pour créer du lien entre les habitants, n’en revient pas de l’utilisation de ces boîtiers. Comme fin de non recevoir, on fait difficilement plus explicite – et plus lâche. Alors comme ça, les habitants des rues adjacentes ne veulent pas voir les jeunes devant chez eux ? Qu’à cela ne tienne, ils devront bien s’y faire : des portraits grand format de « fictions photographiques », mises en scène par la compagnie Sous X en partenariat avec le Centre social Del Rio et Lieux Publics, seront dès la fin du mois affichés sur une dizaines de points bien en vue de la Viste. Incontournables. « À te regarder, ils s’habitueront ».

* Cette chronique a bénéficié des lumières et de l’expérience de Guenièvre et Olivier de l’atelier Sud Side, qui nous ont embarqués dans une promenade dans la Viste à l’occasion d’un projet de signalétique participative, qu’ils inaugureront lors de la prochaine Faites de la parole. 

[1]   https://www.culture.gouv.fr/Regions/Drac-Provence-Alpes-Cote-d-Azur/Politique-et-actions-culturelles/Architecture-contemporaine-remarquable-en-Paca/Les-etudes/Marseille-ensembles-et-residences-de-la-periode-1955-1975/Ensembles-residences/Selection-des-80-ensembles-et-residences/Notices-monographiques-des-80-ensembles-et-residences-etudies/1521-La-Viste
[2]   Entre mer et colline. Histoire du Nord de Marseille, Henri Carvin, Marseille, éd. Mairie des 15e et 16e arrondissements de Marseille, 1997, p. 97
[3]   Stendhal, Voyage en France, éd. La Pléiade, p. 1260
[4]   Projet mené en 2018 par l’atelier Sud Side, dont quelques affiches sont encore visibles sur les murs de la cité http://www.sudside.org/plateforme-ressources/hier-aujourdhui-demain
[5]   Lucien VASSAL, « La Colline vert de gris», premier volet de la trilogie « des Collines », publiée par les éditions P. Tacussel
[6]   Et parfois, au micro des randonneurs du Bureau des Guides ou des podcasts de Pascal Messaoudi pour Marsactu https://open.spotify.com/episode/6czvS69k1ms2CksBEEAk2j?si=APMWoK3fSUGh_eW9Syr3uQ
[7]   https://www.liberation.fr/vous/2008/04/02/la-france-s-y-met-aussi_68709/